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Auteurs Messages

Tom
Membre
Messages : 323


Posté à 13h48 le 20 Apr 20

En temps et en heure


Bureau au troisième étage, deux officiers, ils fument. Un gratte-papier. Il gratte.
Piles de dossiers sur les bureaux, « Disparus lors de l’offensive Fort de Malmaison 24 octobre 1917 ».
En pleins et en déliés.

- Suivant …

Le gratte-papier

- de Pechandrey Alexandre, le 18 août 1885 à Saint-Jean de Côle. Adjudant.
- Ah merdre ! Il en est aussi. Ça va faire du joli. Le grand-oncle était colonel de hussards à Reichshoffen. La famille va porter le pet au ministère. On aurait dû le protéger.
- Impossible, il n’a jamais voulu de passe-droit, ni de planque à l’arrière. Trop fier pour ça. Grande gueule, manières à la Louis XIV de père en fils. Père avocat à Bordeaux. Lui voulait rentrer dans la magistrature, il a raté la marche. Travaillait dans une étude de notaire à Sainte-Foy-la Grande. Eduqué avec ce qu’il faut de je-vous-salue-marie et de coups de pied au cul. Excellent sous-officier, mais raide comme un passe-lacet. Copieusement détesté par la troupe.

Le capitaine connaissait ses hommes sur le bout des doigts.
L’autre n’avait pas réagi. Ce jour-là, des tonnes de bombes, les allemands à court de munitions, pour une fois une retraite en désordre. Comme dans du beurre jusqu’au nid de mitrailleuses boches qui n’avait jamais reçu la consigne du repli.
Péchandrey au sifflet, parti droit devant sur le mont des Singes, comme à son habitude de vouloir faire le brave. Retrouvé à découvert des écrans de fumée aux premiers barbelés, s’est pris une rafale de mitrailleuse dans le ventre. Pas mort sur le coup mais avait compris de suite. Prendre une poignée de terre et se la fourrer dans la bouche pour ne pas crier, cramponner son Lebel.

- Pas de retour de plaque, corps non retrouvé.
- Ca va faire du joli…
- Suivant …

- Burkhardt Walter, né le 18 août 1885 à Paris. Brancardier.
- Fumiste, de métier et par vocation. Juif, instruit. Proche des syndicalistes, et milieu familial dreyfusard de la première heure.
- Pédéraste ?
- Non (je l’aurais su). Œil de lynx et très observateur. Sûr bon tireur d’élite. Mais tout fait pour ne pas se retrouver au feu. Résultat fini brancardier. Le plus cocasse c’est qu’il travaillait pour Buronfosse, celui qui a enfumé Zola. Il a assez cassé les pieds à l’instruction.
- Pas de retour de plaque, corps non retrouvé.

Les gars l’appelaient la Buse, voyait tout avant les autres. Pechandrey, l’avait déjà repéré. Mort de chez mort, avait fini de se vidanger dans la bonne terre de son pays au pied d’un poteau.
Les deux pouvaient pas se voir, sa façon de remonter sa montre en faisant le fier (oignon ciselée argent, une rareté…), pouvait pas renifler ses manières et l’autre le savait. Un jour qu’ils pissaient à côté ils s’étaient lorgnés « Pétard de juteux, il est baraqué comme un chameau ». L’autre de couper court – Dis-donc le juif, elle est belle celle-là, mais elle est pas pour toi. Vexé il avait répondu « - Je vous ai pas d’mandé l’heure, mon adjudant. »

Au brancard faisait la paire avec Castellani. Lui avait dit d’attendre une minute, fait les trente mètres sous les dernières salves des obusiers. Penché sur le cadavre dégagé la poche de Péchandray mis la main sur sa montre. De la belle ouvrage. « Savez l’heure qu’il est mon adjudant ? » Levé le nez, vu la charge arriver droit sur lui en sifflant, dit « Merde », et explosé. Castellani avait ramené tout seul le brancard sous le bras et en souvenir un shrapnel dans le genou qui ferait reconnaître son pas chaque fois qu’il montait ou descendait l’escalier de son immeuble marseillais.

Les gars qui récolteraient les morceaux feraient comme ils pourraient. Les plaques à la boue, objets non identifiés. La montre oignon bien au chaud dans l’arrière cavité des épiploons. Comme on ferait son marché, ils mettraient le poulet et le lapin dans le même panier, et on passerait tout ça à la caisse. En bois. Auguste Thin avec ses calculs de géomètre choisirait la numéro six, un plus trois plus deux, en toussant sous l’œil ému d’André Maginot.
La tombe du soldat inconnu se refermerait sur une chimère née le 18 août 1885.

A l’ombre de l’Arc, l’adjudant de Péchandrey considérait les perspectives Marceau, Kléber et Hoche manipulant le remontoir de sa montre l’air satisfait. Ce voyant, Burkhardt, en son for intérieur ou du moins ce qu’il en restait, faisait plutôt allusion à la place des Ternes.
La nuit, triomphe du pauvre, Péchandrey droit comme un passe-lacet ronflait comme un sonneur à Reichshoffen. Burkhardt, les gaz d’échappement et la circulation sur la place de l’Etoile lui filaient le bourdon. Il rêvait de Père Lachaise, de Murs des Fédérés, du rire des grisettes descendant la rue des Rondeaux, de corbeilles de bégonias sur le marbre à l’ombre des robiniers. Le temps lui pesait. Discrètement il passait alors un moignon encore assez dégourdi pour chouraver la toquante de l’adjudant et prenait un malin plaisir à semer le désordre entre les aiguilles.

La petite, et la grande. C’est qu’il y en avait encore pour un moment.



(Travail sur un atelier d'écriture en ligne; avis aux amateurs)


Lau
Membre
Messages : 1926


Posté à 22h12 le 21 Apr 20



J'ai lu ; on y est. On semble y être en tout cas.
Je ne peux qu'imaginer. Ça sent la chair sans pudeur.
Alors, je fais des rapprochements Erich Maria ou Bardamu.
Et l'obsession du temps ; de la fleur au fusil à l'engluement. Le contexte, bien rappelé... Les pseudo ? comme des vrais. L'avènement de l'irrationnel internationalisé !
Ça serait encore possible ça aujourd'hui ? Non ! hein... non ?


Pierre
Membre
Messages : 6471


Posté à 09h57 le 07 May 20

Oui on y est.

Ce n'est bien sûr pas pareil mais ce texte m'a fait penser au Grand troupeau de Giono.


Tom
Membre
Messages : 323


Posté à 18h49 le 08 May 20

J’avais en tête le Feu d’Henri Barbusse, plus sympathique que Celine. Mais je comprends la mise en perspective. Le scepticisme voire le cynisme.

Souvent on me parle de Giono. D’ailleurs On a ce goût commun des asperges sauvages.

https://www.facebook.com/194210463958714/posts/3032120240167708/?vh=e


Pierre
Membre
Messages : 6471


Posté à 09h49 le 11 May 20

Je n'ai encore rien lu de Barbusse.

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