|
Posté à 08h57 le 08 May 20
Elle marchait depuis si longtemps dans le blanc et le froid, qu'elle perdait peu à peu la notion du temps et des choses...
Elle avait pris ce versant nord parce qu'il lui semblait correspondre à son état de désespoir et de solitude.
De l'autre coté de la montagne, le soleil lui renvoyait une image qui lui semblait irréelle : formes et couleurs artificielles, inaccessibles et plates de "carte postale"….
Mais un sursaut de lucidité la fit soudain paniquer ; elle était à présent tellement transie qu'elle ne se sentait plus la force de rebrousser chemin. Son envie de mourir l'avait-elle conduite trop loin cette fois ? Etait-elle vraiment en danger ?
Tout à coup, la neige se mit à voler de tous cotés et, à une vitesse vertigineuse, une tempête se leva, tourbillonnant autour d'elle. Aveuglée, perdant le souffle, elle s'accroupit au bord d'un talus, enfouissant sa tête dans son anorak.
Dans un état second, elle sentit qu'on la soulevait par les épaules, et eut le réflexe dérisoire de craindre pour sa vertu au contact de ces deux mains puissantes sous ses aisselles : celles d'un homme dont elle perçut, comme en rêve, l'odeur et la carrure.
Quand elle reprit conscience, ses yeux s'ouvrirent sur la douceur dorée d'une pièce vétuste, à la forte odeur de feu de bois.
Frissonnante, elle aperçut la masse noire et imposante d'un dos viril, assis à une table.
Ce n'est que lorsque l'homme se retourna vers elle qu'elle réalisa qu'elle avait merveilleusement chaud et qu'elle ne s'était jamais sentie aussi bien…
— Que faisiez-vous dans ce coin perdu, toute seule ? On n'a pas idée, par un temps pareil !…
Elle n'eut pas la force de répondre ; seulement de sourire, de ces sourires que seuls savent offrir les rescapés.
Elle parcourut des yeux la pièce ; poutres en bois, plafond bas... "C'est une ferme de montagne, un de ces vieux chalets suisses..." pensa-t-elle.
— Je n'ai pas grand-chose à vous offrir...vous en voulez ? Demanda l’homme.
Deux verres étaient posés sur la table, ainsi qu'une petite bouteille de vin dans laquelle la lumière du feu se reflétait en dansant.
Elle voulut se lever du petit lit où l'homme l'avait installée, mais se rendit compte à quel point elle était faible… Il l'aida à le rejoindre et à s'asseoir à ses cotés.
Elle le regarda.
"C'est un homme seul, un vigneron comme il en reste quelques-uns par ici"...
— Je veux bien, s'entendit-elle prononcer, d'une voix rauque qu'elle ne se connaissait pas.
Elle aima le son de sa propre voix, comme si elle s'entendait parler pour la première fois.
— Mais, elle n'est pas entamée ? oh non, il ne fallait pas en prendre une, exprès pour moi… Protesta-elle en voyant l’homme s’apprêter à déboucher la bouteille.
— Si, si, j'y tiens…. c'est mon p'tit dernier, vous m'en direz des nouvelles.
— Oh, moi, vous savez, en vins, je ne m'y connais pas…
— Faites-moi confiance, c'est exactement ce qu'il vous faut, croyez-moi.
— Et puis le blanc, je suis moins habituée…
— Chut…. goûtez plutôt…
Les traits de l'homme se détendirent dès qu'il entreprit de la servir.
Les sons, les odeurs, les couleurs, tout redoublait d'intensité dans le silence ouaté du vieux chalet.
Le liquide, heurtant les parois du verre, roula comme la voix forte d'un torrent, le rire d'une cascade, le chant d'une source…
— C'est la fête… plaisanta-t-elle.
Ils sourirent tous les deux.
Elle dessina de ses doigts le contour du verre que l'homme lui tendit, et ils se regardèrent.
Leurs yeux brillaient.
Ils ouvrirent la bouche ensemble pour parler, et se turent, d'un commun accord.
Un petit rire, et l'homme dit tout bas en cognant son verre contre le sien :
— A la vôtre…
Elle répondit quelque chose, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
Le regard suspendu aux lèvres de l'homme, elle s'appliqua à boire en même temps que lui.
"C'est une communion", pensa-t-elle…
Sans le quitter des yeux, elle renversa la tête en arrière, tandis que le soleil réchauffait son cœur et que le miel de la vie abreuvait doucement ses veines.
**
|