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Auteurs Messages

Salus
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Messages : 6948


Posté à 13h21 le 22 Feb 17


Glose Numéro vingt et trois
Qui, loin des princes et des rois,
Vous chantera, contemporaine,
Près de nous, la Lyre pérenne.


23 ème chapitre d’une « Histoire universelle de la
poésie  »,
Qui n’a d’universel que le titre, dont on se contentera, faute de mieux…


…Après Paul Valéry, étoile flamboyante de la pensée poétique, passons rapidement sur Péguy, grand poète pourtant, d’une écriture droite et belle, et d’idées fluctuantes – tendance Jeanne d’Arc, vers la fin…
Extrait :

Par Charles Péguy (1873-1914)


La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc (1913)



Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre,
On la mit à garder un bien autre troupeau,
La plus énorme horde où le loup et l’agneau
Aient jamais confondu leur commune misère.

Et comme elle veillait tous les soirs solitaire
Dans la cour de la ferme ou sur le bord de l’eau,
Du pied du même saule et du même bouleau
Elle veille aujourd’hui sur ce monstre de pierre.

Et quand le soir viendra qui fermera le jour,
C’est elle la caduque et l’antique bergère,
Qui ramassant Paris et tout son alentour

Conduira d’un pas ferme et d’une main légère
Pour la dernière fois dans la dernière cour
Le troupeau le plus vaste à la droite du père.



C'est beau, parfaitement exécuté, et vaguement ennuyeux...

Parfaitement exécuté ? Voire ! Le sonnet proscrit la répétition, et la rime en doit être riche, or, le verbe ''garder'' bisse dans la première phrase et ''troupeau'' se retrouve dans le second et le dernier vers... puis, les rimes ''Troupeau / Agneau / Bouleau'' sont tout juste suffisantes !
Mais ne cherchons pas la petite bête...

Parlons plutôt D’Anna de Noailles (Princesse Bibesco Bassaraba)
Qui, à l’instar de Cocteau, qui la fréquenta, écrivit une poésie enlevée et sensible, par malheur, et toujours comme Cocteau, parfois gâchée (comme exprès) par quelque lourdeur ou quelque «faute» de versification dont je me refuse à croire l’inintentionnel !
En tout cas, les vers d’Anna débordent d’azur, de sensibilité et d’intelligence, que rehausse une pointe virtuose :

Anna de Noailles   (1876-1933)

L'inquiet désir (premier quatrain)


Voici l'été encor, la chaleur, la clarté,
La renaissance simple et paisible des plantes,
Les matins vifs, les tièdes nuits, les journées lentes,
La joie et le tourment dans l'âme rapportés.



Hein !
Pourquoi, chez un tel auteur, trouve-t-on ce hiatus et ce « e » muet à la dérive, alors qu’ailleurs, elle respecte à la lettre la versification, ce qui lui sied, à mon sens, au mieux ?
(Je penche pour un "snobisme d'époque")

Finissons avec Anna - dont j’ai, en mon jeune temps, squatté la gigantesque propriété (une des…), Dans la vieille ville de Hyères - finissons avec un texte en tout point parfait :



Dissuasion


Fermez discrètement les vitres sur la rue
Et laissez retomber les rideaux alentour,
Pour que le grondement de la ville bourrue
Ne vienne pas heurter notre fragile amour.

Notre tendresse n'est ni vive ni fatale,
Nous aurions très bien pu ne nous choisir jamais ;
Je vous ai plu par l'art de ma douceur égale,
Et c'est votre tristesse amère que j'aimais.

La peine de nos cœurs est trop pareille, et telle
Que nous nous mêlerions sans nous renouveler :
Évitons le mensonge et la brève étincelle
D'un désir qui nous luit sans pouvoir nous brûler.

La vie a mal gardé ce que nous lui donnâmes,
Rien du confus passé ne peut se ressaisir ;
Nous aurions tous les deux trop pitié de nos âmes,
Après l'oubli léger et fuyant du plaisir :

Car nous entendrions sangloter notre enfance
Pleine de maux secrets, toujours inapaisés,
Que ne rachète pas, dans sa munificence,
La réparation tardive des baisers...



…Puis viennent les Max Jacob et autre Léon Paul Fargue, Mais nous nous arrêterons plutôt à :

Wilhelm Albert Wlodzimierz Aleksander Apolinary Kostrowicki,
Dit : Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky,
- Un nom à rallonge, mais un poète crucial !

Dans une polyvalence et une ambidextrie poétique époustouflante, où le classique le dispute à une modernité toujours indépassable (« Et l’unique cordeau des trompettes marines »), tordant la rime à son gré, méprisant la ponctuation, les bons sentiments et les conventions, il érige en héros lyriques des personnages douteux, voire glauques, dans des poèmes intemporels (Marizibill), Invente le calligramme, mot compris, une forme de poème à laquelle je suis étanche, mais que je me dois de signaler, il écrit « les onze mille verges » d’une main, pendant que de l’autre, je vous raconte pas, il écrit en prose, en vers, en paix ou en colère, emphatique ou concis, souvent génial, toujours valable, il rime une pornographie qui vaut – et rappelle, et parfois dépasse – celle de Verlaine, il défend Sade, qui ne le mérite pas, il tombe amoureux de n’importe quoi, car le poète se doit amoureux, rejeté, languissant, or il est LE poète !
Il invente aussi le surréalisme, mais là, que le mot ! (car d’autres, avant lui, et bien sûr Ducasse, mais l'on peut remonter jusqu’à Lucien de Samosate et son « Histoire véritable », 120 après Jésus, d’autres avaient chatouillé le concept dès les parois des grottes…)

A mon avis aucunement patriote, il s’engage - pur romantisme - fantassin, dans la première mondiale, d’où nous arrivent de fabuleux poèmes (à Lou, mais pas que), exemple :

Guillaume Apollinaire



Exercice



Vers un village de l'arrière
S'en allaient quatre bombardiers
Ils étaient couverts de poussière
Depuis la tête jusqu'aux pieds

Ils regardaient la vaste plaine
En parlant entre eux du passé
Et ne se retournaient qu'à peine
Quand un obus avait toussé

Tous quatre de la classe seize
Parlaient d'antan non d'avenir
Ainsi se prolongeait l'ascèse
Qui les exerçait à mourir



C’est un génie, sans pudeur et sans espoir, une intelligence rare, percutante, éclectique, électrique ! Il dit tout, noir sur blanc, mais aussi en douce, par transparence, par défaut, sa verve est divine, ses vers aussi, forcément !
Apollinaire se lit toute la vie, se découvre à l’infini, s’aime éperdument, ne peut se copier, est inclassable…
Avec une connaissance parfaite de la versification, et toute l’occurrence d’une liberté littéraire assumée, il pond merveille sur merveille ;
Certains de ses vers passent de sa plume à l’inconscient collectif, signe d’un talent hors-pair :

« Et que j'aime ô saison que j'aime tes rumeurs.
Les fruits tombant sans qu'on les cueille. »

ou encore :

« Vienne la nuit sonne l’heure les jours s’en vont je demeure »



D’éclats d’obus dans le crâne, et de la grippe espagnole, il meurt comme un con (mais comment mourir intelligemment ?) à la fin de cette guerre dont il ne voyait que le romantisme, nous privant d’un pan d’azur immense…
Un peu avant, bandage au front, il écrira :
(« Une étoile de sang me couronne à jamais »)

Je vous passe Marizibill, un des plus beaux poèmes du monde, et quelques choses un peu moins classiques, que je me fais fort de vous dégoter…

Marizibill


Dans la Haute-Rue à Cologne
Elle allait et venait le soir
Offerte à tous en tout mignonne
Puis buvait lasse des trottoirs
Très tard dans les brasseries borgnes

Elle se mettait sur la paille
Pour un maquereau roux et rose
C'était un juif il sentait l'ail
Et l'avait venant de Formose
Tirée d'un bordel de Changaï

Je connais gens de toutes sortes
Ils n'égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs cœurs bougent comme leurs portes



Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)


Voici un extrait de « A la santé » : (il y fut embastillé, suspect d’avoir voulu voler « La Joconde » (!)


Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu



…Un quatrain parfait, voire plus !

(Et aussi, tirés du même texte, des vers parmi les plus forts de la poésie) :


Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement
Tu pleureras l’heure où tu pleures
Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures



…Interdit aux mineurs, un extrait du :


Con large comme un estuaire


La rose-thé de ton prépuce
Auprès de moi s’épanouit
On dirait d’un vieux boyard russe
Le chibre sanguin et bouffi
Lorsqu’au plus fort de la partouse
Ma bouche à ton nœud fait ventouse.


(Bien sûr, Gainsbourg était fan, qui lui a pompé pas mal de choses…)

Et puis ça, étrangement beau :
(Même si moi, je préfère ses «vraies» rimes)



A la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers

J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J'aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thieville et l'avenue des Ternes

[...]

Extrait de Zone - Apollinaire, Alcools (1912)


Finissons par « les colchiques », que je vois comme la métaphore, tristement inversée, de la femme-fleur :


Les colchiques


Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s'empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-la
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Les enfants de l'école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne



Lisez Apollinaire !! (vous ne le regretterez pas !)


Salut !
Salus.

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