La lune noire

C'est dans ce moment déchirant que me revint à la mémoire ce vieux couple de prussiens sans descendance directe. Je vivais à l'époque dans la banlieue de Hanovre. J'avais une vingtaine d'années. Pendant une semaine, les membres de la famille de mon compagnon d'alors allèrent faire leurs adieux à cet oncle mourant. Quand vint notre tour, je fus frappée par cette tante courbée par l'âge, sereine, glissant sur le sol comme une babouchka russe. Sans qu'il fut besoin de mots, elle s'activait autour de son amant, prévenant chacun de ses besoins corporels avec la discrétion d'une magicienne veillant à la pudeur de son aimé flottant déjà entre deux mondes. Malgré les signes qui ne trompaient aucun visiteur, le noble moribond m'initia au baise-main, gourmandant son neveu de négliger les bonnes manières d'autrefois.
Si le couple semblait replier sur lui-même, elle gardait un franc sourire et il eut le loisir de prodiguer un mot gentil à chacun. L'équipe médicale se faisait si discrète qu'on se serait cru dans la chambre d'un prince. La vieille dame resta encore quelques jours auprès de son mari sans qu'elle ne fut inquiétée par des prérogatives du personnel soignant. Ce fut une lourde charge. Elle mangea comme un oiseau, ne dormit pas. On ne leur vola pas leur lune noire. Quand vint son tour quelques mois plus tard, elle s'éteignit le cœur léger sans regrets de retrouver Dame la Mort devenue presqu'une amie, honorée en d'austères obsèques comme il se doit dans ce pays protestant se refusant aux démonstrations d'afflictions excessives. Mais nous sommes dans un pays latin brassant beaucoup d'air pour dissimuler nos peurs, dépossédant les gens des moments essentiels de leur existence. Je me demandai alors quelle mort, offrirait-on à Fernand, c'était une question qui me taraudait quand les pontes me bassinaient avec leur hypocrisie et leurs mensonges. Mais le temps à beau faire des prouesses médicales, l'humanité ne s'apprend pas à l'école.




Ecrit par Ann
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