Flamberge

J’avais le dos brisé, les nerfs à vif et la tranche de biais quand elle me trouva dans un nid de poussière. Je n’avais pas toujours eu la jaquette en vrac. J’eus même mon heure de gloire, elle fut brève et ma déception incommensurable…
Je suis né sous la presse d’un dénommé Firmin Didot et l’auteur de mes pages s’appelle Henry de Brisay. Je sentais bon le papier neuf sous mon épaisse couverture rouge gravée à mon nom : Flamberge au Vent. Au cœur de mes feuillets dorés, un certain Job avait niché des illustrations d’intrépides aventuriers de l’ancien temps. J’avais fier allure en ce dimanche 30 juillet 1933. Le directeur de l’école communale d’Anet avait glissé un billet entre mes pages. Celui-ci disait que je serai attribué comme premier prix d’ensemble à Louis Mirey, élève du cours supérieur.
Dès la messe terminée, les deux jeunes instituteurs déroulèrent le tapis de l’église sur le plancher républicain. Mademoiselle Loriette fleurit l’estrade de marguerites et d’épis de blés liés par de gros rubans au couleur de la patrie. Les notables endimanchés s’alignèrent à l’heure de la digestion aux côtés des représentants de l’instruction publique. J’étais en belle place sur le dessus de la pile. Louis Mirey était un blondinet d’une douzaine d’années. L’enfant dont les boucles se rebellaient déjà sous l’épaisse couche de Gomina quand son nom fut cité, gravit les marches, préoccupé plus par l’effet qu’il pouvait produire dans le cœur des filles que par le plaisir que j’aurais pu lui donner s’il ne m’avait pas égaré dans un coin du préau.
Les festivités s’enchainèrent jusqu’au soir. On se congratula, on se quitta et on m’oublia tout un été. Quand les feuilles rougissantes des ormes commencèrent à chanter au son des galoches, le retour des galopins, le concierge rassembla les miennes pour m’enfermer dans un placard entre la bouteille d’encre violette et la réserve de buvards. Le temps passa. Mon âme avec les années se chiffonna quand on violenta mon intimité pour jeter dans le poêle Godin, mes secrets livresques jusqu’à finir la reliure quasi vide de toute substance. Il ne resta bientôt plus de mes aventures qu’un ramassis de pages de garde déchirées à peine retenues par quelques fils et une mousseline écartelée.
Quand la nouvelle maitresse d’école me caressa le plat élimé de mon carton de simili cuir, je renonçai définitivement à me pendre avec mon signet effiloché. Patiemment, elle rassembla mes vieux restes me donnant l’apparence surannée des livres de prix à moi qui, sans jamais avoir été lu, avait perdu toute valeur éducative. Je n’avais contribué qu’à réchauffer les mains et les gamelles des enfants affamés de la guerre.
Elle me fixa huissier-enseigne à l’accueil de sa bibliothèque scolaire, je n’avais pourtant plus rien à livrer.


En fait un livre de prix attribué à un de mes oncles que j'ai retrouvé dans la bibliothèque familiale. Il a vieilli mais n'a pas subi les outrages décrits dans mon histoire. D'ailleurs lirait-on encore ce genre d'aventures sur les tablettes que nos enfants cajolent.

Ecrit par Ann
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