La lettre non-écrite

Mon épouse adorée, ma fillette chérie,
Je vais mourir demain, mais sans avoir rien fait
Qu'on puisse condamner comme un lâche forfait,
Sans avoir compromis l'honneur ou la patrie.

Je n'ai pas reculé quand, la peur aux entrailles,
Nous montions à l'avant sous le ciel déchiré,
Renversé, disloqué, d'un enfer excité
Par une fureur née du ventre des batailles.

Mais la guerre est absurde, et dans mon paquetage
Manquait le pantalon que j'aurais dû porter
Et que je n'ai cessé, depuis, de réclamer
Pour remplacer le mien, devenu hors d'usage.

On m'en a trouvé un, pris sur le corps sans vie
D'un pauvre gars tombé sous le feu d'un assaut.
Face à pareille horreur j'ai dit non aussitôt :
Ce n'était là que trous, sang et crasse raidie.

Ô mes aimées, jamais je n'aurais cru pensable
Que l'on m'inculperait du crime que voici :
"Refus d'obéissance devant l'ennemi" …
C'est pour un vêtement que le destin m'accable !

Point de grâce pour moi, pas la moindre clémence :
A cinq heures demain je serai fusillé.
J'ai vacillé, pleuré, j'ai crié, supplié :
Il y aurait de quoi sombrer dans la démence !

Je voudrais vous écrire, et malgré ma requête
On ne m'a procuré ni crayon ni papier.
On aura donc brisé cet espoir, le dernier
Que j'avais de ne pas crever comme une bête !

Si seulement vers vous l'aile de ma tendresse,
Libre, pouvait voler et vous envelopper,
Vous bercer, vous étreindre, enfin vous réchauffer …
Je suis si loin de vous, seul avec ma détresse.

Je serre sur mon cœur cette page arrachée :
Vos visages si beaux et vos prénoms si doux.
Adieu ! Qui, désormais, se souciera de vous ?...
Ô ma femme chérie, ô ma fille adorée !








Ce poème s'inspire d'une histoire vraie, celle du "Poilu" Lucien Bersot, né en 1885, originaire de Besançon, marié et père d'une fillette d'un an au moment des faits.

Le paquetage de ce soldat ne contenait pas le pantalon règlementaire, et les demandes répétées de l'intéressé restèrent longtemps sans réponse, jusqu'à un jour de février 1915, où on lui présenta un pantalon prélevé à la hâte sur la dépouille d'un autre homme tombé au champ d'honneur. Mais le vêtement était troué en maints endroits et souillé de boue, de sang et de bien plus encore …
Aussi Bersot refusa-t-il de le prendre.

Alors s'enclencha une machine infernale au motif que le deuxième classe Bersot Lucien venait de se rendre coupable d'un "refus d'obéissance devant l'ennemi", laquelle machine infernale allait conduire, le 12 février, à une comparution en conseil de guerre et à une condamnation au peloton d'exécution avec application immédiate de la sentence, le lendemain 13 février à 5H00 du matin.

Il est à noter que le jour où l'on intima l'ordre à Lucien Besot de revêtir le fameux pantalon, sa compagnie se trouvait à l'arrière, et donc non pas "devant l'ennemi", ce qui invalide la deuxième partie du libellé du motif d'accusation.

Qui plus est, celui qui présida le conseil de guerre, le colonel Auroux, fut aussi celui qui demanda qu'on le réunisse, et ceci constituait une infraction aux lois militaires (et civiles), nul ne pouvant être juge et partie.

Lucien Bersot fut réhabilité le 13 juillet 1922.

Un livre rapporte ces faits : "Le Pantalon", écrit par Alain Scoff, et publié en 1982 aux Editions Jean-Claude-Lattès.

Un téléfilm a également été réalisé, sous le même titre, par Yves Boisset.
Il fut diffusé en décembre 1997 sur France 2.






Ecrit par Ombrefeuille
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