Extraits de "Les villes tentaculaires"

Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur
Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs,
Et la ville l'entend monter du fond des gorges
De ceux qui le portent en eux
Et le veulent crier et sangloter aux cieux
(...)
Se regardant avec les yeux cassés de leurs fenêtres
Et se mirant dans l'eau de poix et de salpêtre
D'un canal droit marquant sa barre à l'infini,
Face à face, le long des quais d'ombre et de nuit,
Par à travers les faubourgs lourds
Et la misère en pleurs de ses faubourgs,
Ronflent terriblement usines et fabriques.
Rectangles de granit et monuments de briques,
Et longs murs noirs durant des lieues,
Immensément par les banlieues ;
Et sur les toits, dans les brouillard, aiguillonnées
De fers et de paratonnerres,
Les cheminées.

Se regardant de leurs yeux noirs et symétriques,
Par la banlieue, à l'infini,
Ronflent le jour, la nuit,
Les usines et les fabriques,
Oh les quartiers rouillés de pluie et leurs grand'rues !
Et les femmes et leurs guenilles apparues
Et les squares, où s'ouvre, en des caries
De plâtras blancs et de scories,
Une flore pâle et pourrie.
(;;;)
Au soir tombant, lorsque déjà l'essor
De la vie agitée et rapace s'affaisse,
Sous un ciel bas et mou et gonflé d'ombre épaisse,
Le quartier fauve et noir dresse son vieux décor
De chair, de sang de vice et d'or.
(...)
Le port est proche, à gauche au bout des rues,
L'emmêlement des mâts et des vergues obstrue
Un pan de ciel énorme ;
A droite, un tas grouillant de ruelles difformes
Choit de la ville - et les foules obscures
S'y dépêchent vers leurs destins de pourriture
C'est l'étal flasque et monstrueux de la luxure
Dressé depuis toujours sur les frontières
De la cité et de la mer
(...)
Sur la Ville dont les désirs flamboient,
Règnent, sans qu'on les voie,
Mais évidentes les idées.
(...)
C'est vous, vous les villes,
Debout
De loin en loin, là-bas, de l'un à l'autre bout
Des plaines et des domaines,
Qui concentrez en vous assez d'humanité,
Assez de force rouge et de neuve clarté,
Pour enflammer de fièvre et de rages fécondes
Les cervelles patientes ou violentes
De ceux
qui découvrent la règle et résument en eux
Le monde.
L'esprit de la campagne était l'esprit de Dieu ;
Il eut la peur de la recherche et des révoltes,
Il chut ; et le voici qui meurt sous les essieux
Et sous les chars en feu des nouvelles récoltes.
(...)
L'esprit de l'homme avance et le soleil couchant
N'est plus l'hostie en or divin qui fertilise.
Renaîtront-ils, les champs, un jour, exorcisés
De leurs erreurs, de leurs affres, de leur folie ;
(....°
En des heures de sursaut libre et de réveil,
un monde enfin sauvé de l'emprise des villes ?
(...)
Purgés des dieux et affranchis de leurs présages,
Où s'en viendront rêver à l'aube et au midi,
Avant de s'endormir, dans les soirs clairs, les sages ?
(...)
En attendant la vie ample se satisfait
D'être une joie humaine, effrénée et féconde...


Les villes tentaculaires.
1895.


Ecrit par Emile VERHAEREN
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