Five o'clock absinthe

Quand le couchant étend son voile d'hyacinthe
Sur Rastaquapolis.
C'est l'heure assurément de prendre son absinthe,
Qu'en penses-tu, mon fils?

C'est en été surtout, quand la soif vous terrasse
– Tels cent Dreyfous bavards –
Qu'il convient de chercher une fraîche terrasse
Le long des boulevards.

Où l'on sait rencontrer l'absinthe la meilleure.
Celle du fils Pernod;
Fi des autres ! De même un dièse est un leurre
Quand il est de Gounod.

Je dis le long des boulevards, et non à Rome,
Ni chez les Bonivards;
Car pour être absinthier on n'en est pas moins homme.
Et sur nos boulevards

On voit passer les plus suaves créatures
Aux plus gentes façons :
Tout en buvant, cela réveille vos natures,
C'est exquis... mais passons.

Vous avez votre absinthe, il s'agit de la faire;
Ça n'est pas, croyez-moi,
Comme pense un vain peuple, une petite affaire,
Banale et sans émoi.

Il ne faut pas avoir ailleurs l'âme occupée,
Pour le moment du moins.
L'absinthe veut d'abord de la belle eau frappée,
Les dieux m'en soient témoins !

D'eau tiède, il n'en faut pas : Jupiter la condamne.
Toi-même, qu'en dis-tu ?
Autant vaudrait, ma foi, boire du pissat d'âne
Ou du bouillon pointu.

Et n'allez pas comme un qui serait du Hanovre,
Surtout me l'effrayer,
Avec votre carafe, elle croirait, la povre !
Que l'on la veut noyer.

Déridez-la toujours d'une première goutte...
Là... là... tout doucement.
Vous la verrez alors palpiter, vibrer toute,
Sourire ingénument ;

Il faut que l'eau lui soit ainsi qu'une rosée,
Tenez-vous-le pour dit :
N'éveillerez les sucs dont elle est composée
Que petit à petit.

Telle une jeune épouse hésite et s'effarouche
Quand, la première nuit,
Son mari brusquement l'envahit sur sa couche
En ne pensant qu'à lui...

Mais, tenez : votre absinthe éclot dans l'intervalle,
La voilà qui fleurit,
S'irise et passe par tous les tons de l'opale
Avec un rare esprit.

Vous pouvez maintenant la humer, elle est faite;
Et la chère liqueur
A l'instant même vous mettra la joie en tête
Et l'indulgence au coeur


Recueil : La Muse au cabaret

Ecrit par Raoul PONCHON
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