Tirade du Bicorne

Flambeau

Qui donc s'est procuré la clef ?

Metternich
Non, cette scène
Ne se reproduira jamais !

Flambeau
Népomucène !

Metternich (découvre le bicorne)

Oui... ce soir... lui parler... sans témoin importun...
Tiens ! Je ne savais pas que le duc en avait un.
Ah ! C'est l'archiduchesse encor qui dut lui faire
Passer ce souvenir...
Te voilà, légendaire !
Il y avait longtemps que...
Bonsoir !
Tu dis ?... Hein ?...
Non ! Douze ans de splendeur me contemplent en vain
Du haut de ta petite et sombre pyramide :
Je n'ai plus peur !
Voici le bout de cuir solide
Par lequel on pouvait, sans trop te déformer,
T'enlever tout le temps, pour se faire acclamer !
Toi, dont il s'éventait après chaque conquête,
Toi, qui ne pouvais pas, de cette main distraite,
Tomber sans qu'aussitôt un roi te ramassât,
Tu n'es plus aujourd'hui qu'un décrochez-moi ça,
Et si je te jetais, ce soir, par la croisée,
Où donc finirais-tu, vieux bicorne ?

Flambeau
Au musée.

Metternich

Le voilà, ce fameux petit !... Comme il est laid !
On l'appelle petit, d'abord, est-ce qu'il l'est ?
Non. Il est grand. Très grand. Énorme. C'est en somme
Celui, pour se grandir, que porte un petit homme !...
Car c'est d'un chapelier que la légende part :
Le vrai Napoléon, en somme...
C'est Poupart !
Ah ! Ne crois pas pour toi que ma haine s'endorme !
Je t'ai haï, d'abord, à cause de ta forme,
Chauve-souris des champs de bataille ! Chapeau
Qui semblait fait avec deux ailes de corbeau !
A cause des façons implacables et nettes
Dont tu te découpais sur nos ciels de défaites,
Demi-disque semblant, sur le coteau vermeil,
L'orbe à demi monté de quelque obscur soleil !
A cause de ta coiffe où le diable s'embusque,
Chapeau d'escamoteur qui, posé, noir et brusque,
Sur un trône, une armée, un peuple entier debout,
Te relevais, ayant escamoté le tout !
A cause de ta morgue insupportable ; à cause
De ta simplicité qui n'était qu'une pose,
De ta joie, au milieu des diadèmes d'or,
A n'être insolemment qu'un morceau de castor ;
A cause de la main, rageuse et volontaire
Qui t'arrachait parfois pour te lancer à terre ;
De tous mes cauchemars que dix ans tu peuplas
Des saluts que moi-même ai dû te faire, plats
Et quand pour le flatter je cherchais l'épithète,
Des façons dont parfois tu restas sur sa tête !
Vainqueur, neuf, acclamé, puissant, je t'ai haï,
Et je te hais encor vaincu, vieux et trahi !
Je te hais pour cette ombre altière et péremptoire
Que tu feras toujours sur le mur de l'histoire !
Et je te hais pour ta cocarde arrondissant
Son gros œil jacobin tout injecté de sang ;
Pour toutes les rumeurs qui de ta conque sortent,
Grand coquillage noir que les vagues rapportent,
Et dans lequel l'oreille écoute, en s'approchant
Le bruit de mer que fait un grand peuple en marchant !
Pour cet orgueil français que tu rendis sans bornes,
Bicorne qui leur sert à nous faire les cornes !
Et je te hais pour Béranger et pour Raffet,
Pour les chansons qu'on chante et les dessins qu'on fait,
Et pour tous les rayons qu'on t'a cousu, dans l'île !
Je te hais ! Je te hais ! Et ne serai tranquille
Que lorsque ton triangle inélégant de drap,
Râpé de sa légende enfin, redeviendra
Ce qu'en France il n'aurait jamais dû cesser d'être :
Un chapeau de gendarme ou de garde-champêtre !
Je te...
Mais tout d'un coup... C'est drôle... Le présent
Imite le passé, parfois, en s'amusant...
De te voir là, comme une chose familière,
Cela m'a rapporté de vingt ans en arrière ;
Car c'était là, toujours, qu'il te posait ainsi,
Lorsqu'il y a vingt ans il habitait ici !
C'était dans ce salon qu'on faisait antichambre ;
C'était là qu'attendant qu'il sortît de sa chambre,
Princes, ducs, magyars, entassé dans un coin,
Fixaient sur toi de yeux humiliés, de loin,
Pareils à des lions respectant avec rage
Le chapeau du dompteur oublié dans la cage !
Il te posait ainsi !... C'était comme aujourd'hui...
Des armes... des papiers... On croirait que c'est lui
Qui vient de te jeter, en passant, sur la carte ;
Qu'il est encore ici chez lui, ce Bonaparte !
Et qu'en me retournant, je vais, - sur le seuil, - là,
Revoir le grenadier montant la garde...
Ha !
Non. - Non. - Non.- C'est un peu de fièvre, qui dessine !...
Mon tête à tête avec ce chapeau m'hallucine !... ?
La Lune construit-elle un spectre de rayons ?
Qu'est-ce que c'est que ça ?... Voyons ! Voyons ! Voyons !
Oui... quel est ce mauvais plaisant ?


L'Aiglon (Acte III, scène VIII)
Monologue de Metternich


Ecrit par Edmond ROSTAND
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