Épître à Uranie (Le pour et le contre)
À Madame de Rupelmonde
Tu veux donc, belle Uranie,
Qu’érigé par ton ordre en Lucrèce nouveau,
Devant toi, d’une main hardie,
Aux superstitions j’arrache le bandeau ;
Que j’expose à tes yeux le dangereux tableau
Des mensonges sacrés dont la terre est remplie,
Et que ma philosophie
T’apprenne à mépriser les horreurs du tombeau
Et les terreurs de l’autre vie.
Ne crois point qu’enivré des erreurs de mes sens,
De ma religion blasphémateur profane,
Je veuille avec dépit dans mes égarements
Détruire en libertin la loi qui les condamne.
Viens, pénètre avec moi, d’un pas respectueux,
Les profondeurs du sanctuaire
Du Dieu qu’on nous annonce, et qu’on cache à nos yeux.
Je veux aimer ce Dieu, je cherche en lui mon père :
On me montre un tyran que nous devons haïr.
Il créa des humains à lui-même semblables,
Afin de les mieux avilir ;
Il nous donna des cœurs coupables.
Pour avoir droit de nous punir ;
Il nous fit aimer le plaisir,
Pour nous mieux tourmenter par des maux effroyables,
Qu’un miracle éternel empêche de finir.
Il venait de créer un homme à son image :
On l’en voit soudain repentir,
Comme si l’ouvrier n’avait pas dû sentir
Les défauts de son propre ouvrage.
Aveugle en ses bienfaits, aveugle en son courroux,
À peine il nous fit naître, il va nous perdre tous.
Il ordonne à la mer de submerger le monde,
Ce monde qu’en six jours il forma du néant.
Peut-être qu’on verra sa sagesse profonde
Faire un autre univers plus pur, plus innocent :
Non ; il tire de la poussière
Une race d’affreux brigands,
D’esclaves sans honneur, et de cruels tyrans,
Plus méchante que la première.
Que fera-t-il enfin, quels foudres dévorants
Vont sur ces malheureux lancer ses mains sévères ?
Va-t-il dans le chaos plonger les éléments ?
Écoutez ; ô prodige! ô tendresse! ô mystères !
Il venait de noyer les pères,
Il va mourir pour les enfants.
Il est un peuple obscur, imbécile, volage,
Amateur insensé des superstitions,
Vaincu par ses voisins, rampant dans l’esclavage,
Et l’éternel mépris des autres nations :
Le fils de Dieu, Dieu même, oubliant sa puissance,
Se fait concitoyen de ce peuple odieux ;
Dans les flancs d’une Juive il vient prendre naissance ;
Il rampe sous sa mère, il souffre sous ses yeux
Les infirmités de l’enfance.
Longtemps, vil ouvrier, le rabot à la main,
Ses beaux jours sont perdus dans ce lâche exercice ;
Il prêche enfin trois ans le peuple iduméen,
Et périt du dernier supplice.
Son sang du moins, le sang d’un Dieu mourant pour nous,
N’était-il pas d’un prix assez noble, assez rare,
Pour suffire à parer les coups
Que l’enfer jaloux nous prépare ?
Quoi ! Dieu voulut mourir pour le salut de tous,
Et son trépas est inutile !
Quoi ! l’on me vantera sa clémence facile,
Quand remontant au ciel il reprend son courroux,
Quand sa main nous replonge aux éternels abîmes,
Et quand, par sa fureur effaçant ses bienfaits,
Ayant versé son sang pour expier nos crimes,
Il nous punit de ceux que nous n’avons point faits !
Ce Dieu poursuit encore, aveugle en sa colère,
Sur ses derniers enfants l’erreur d’un premier père ;
Il en demande compte à cent peuples divers
Assis dans la nuit du mensonge ;
Il punit au fond des enfers
L’ignorance invincible où lui-même il les plonge,
Lui qui veut éclairer et sauver l’univers !
Amérique, vastes contrées,
Peuples que Dieu fit naître aux portes du soleil,
Vous, nations hyperborées,
Que l’erreur entretient dans un si long sommeil,
Serez-vous pour jamais à sa fureur livrées
Pour n’avoir pas su qu’autrefois,
Dans un autre hémisphère, au fond de la Syrie,
Le fils d’un charpentier, enfanté par Marie,
Renié par Céphas, expira sur la croix ?
Je ne reconnais point à cette indigne image
Le Dieu que je dois adorer :
Je croirais le déshonorer
Par une telle insulte et par un tel hommage.
Entends, Dieu que j’implore, entends du haut des cieux
Une voix plaintive et sincère.
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire ;
Mon cœur est ouvert à tes yeux :
L’insensé te blasphème, et moi, je te révère ;
Je ne suis pas chrétien ; mais c’est pour t’aimer mieux.
Cependant quel objet se présente à ma vue !
Le voilà, c’est le Christ, puissant et glorieux.
Auprès de lui dans une nue
L’étendard de sa mort, la croix brille à mes yeux.
Sous ses pieds triomphants la mort est abattue ;
Des portes de l’enfer il sort victorieux :
Son règne est annoncé par la voix des oracles ;
Son trône est cimenté par le sang des martyrs ;
Tous les pas de ses saints sont autant de miracles ;
Il leur promet des biens plus grands que leurs désirs ;
Ses exemples sont saints, sa morale est divine ;
Il console en secret les cœurs qu’il illumine ;
Dans les plus grands malheurs il leur offre un appui ;
Et si sur l’imposture il fonde sa doctrine,
C’est un bonheur encor d’être trompé par lui.
Entre ces deux portraits, incertaine Uranie,
C’est à toi de chercher l’obscure vérité,
À toi, que la nature honora d’un génie
Qui seul égale ta beauté.
Songe que du Très-Haut la sagesse éternelle
A gravé de sa main dans le fond de ton cœur
La religion naturelle ;
Crois que de ton esprit la naïve candeur
Ne sera point l’objet de sa haine immortelle ;
Crois que devant son trône, en tout temps, en tous lieux,
Le cœur du juste est précieux ;
Crois qu’un bonze modeste, un dervis charitable,
Trouvent plutôt grâce à ses yeux
Qu’un janséniste impitoyable,
Ou qu’un pontife ambitieux.
Eh ! qu’importe en effet sous quel titre on l’implore ?
Tout hommage est reçu, mais aucun ne l’honore.
Un Dieu n’a pas besoin de nos soins assidus :
Si l’on peut l’offenser, c’est par des injustices :
Il nous juge sur nos vertus,
Et non pas sur nos sacrifices.
- 1722 -
"Dieux et les hommes" in Folio / Gallimard (2023)
Ecrit par VOLTAIRE
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