Vukovar, visage de la guerre

Une foule immense est réunie dans un champ d'herbes
de plusieurs hectares. Une pagaille de feu s'annonce
et la venue d'un sombre facteur, une troupe
en représentation guerrière est plus que probable.
Cette foule compact se nourrit si bien de sa présence
qu'on ne dénombre nul mot dominateur,
nul visage externe à cette jungle. Dans l'axe
je scrute la ronde, aucune figure connue,
cet endroit pourtant plein respire
comme un cimetière. Une question me vient
à l'esprit : suis-je seul, accompagné ?

La réponse qui vient m'habiter me plonge un peu plus
dans l'obscurité. Je me faufile pour mieux m'écarter,
des bruits de bottes résonnent, des jeunes arrivent,
de noirs vêtus, tournés vers la même direction.
J'en remarque quelques uns qui ont l'air pétrifiés.
Nous n'assistons pas à une pièce de théâtre,
ni à du cinema en plein air, ni à un concert,
notre seule présence est déjà un exploit...
Pour ma part j'ai perdu la mémoire
depuis longtemps, propulsé par défaut.
L'automne a coupé les langues.
Voilà que j'aperçois un stand de tir au loin.
Dans cette massive dépression des âmes,
aurait-on l'idée de me supprimer ?

Ce n'est pas possible et j'avance prudemment
vers ce qui me semble un jeu pour poivrons
du dimanche, laissant à l'arrière une foule
stoĩque, empaillée, seul le ciel m'envoie
par les étoiles scintillantes des traces de vie.
Un voile brumeux se manifeste par intermittence.
Le gazon humide pend à mes pieds,
je ne suis plus très loin du stand de tirs
lorsque le sol se met à vibrer de mille dieux.
Une montée d'angoisse étendue dans le corps
me frappe de sa soudaineté, désemparé
je stoppe net ma progression. Sursis ?

En effet un type dont je ne vois que la tête
s'affaire à m'enfoncer les jambes dans cette terre
devenue frileuse ; il est horrible avec ses dents
jaunes dégoulinantes de sang, son cou ridé,
ses cheveux pareils à des barbelés. Un instant
je songe à ce qu'il ferait de moi au cas où...
C'est peut-être, avec son grade élevé,
l'exterminateur des temps modernes
surgi des semonces de la guerre dans le but
d'anéantir les personnes égarées.
Sous haute pression je parviens néanmoins
à libérer ma jambe droite. Avec encore plus
de véhémence il s'acharne sur mon pied
gauche brûlant comme s'il voulait l'arracher
et le manger. Je me mets à lui savater
la tronche à coups de poings échevelés
mais ce diable de soldat serbe n'a pas l'air
de s'inquiéter et de ses dents de plus en plus
jaunes grignote ma semelle. Ayant compris
qu'il ne pourrait m'engloutir tout entier
il s'acharne sur mon pied. Combien de temps
et de folies vulgaires faut-il pour avoir la paix ?

D'un coup de poing d'une violence désespérée
je me retrouve avec son nez à la Bergerac
entre mes doigts, geste décisif.
Je m'enfuis à grandes enjambées loin
de ce traquenard quand une voix rauque m'interpelle :
" Souviens-toi du jeudi 17 novembre, de Vukovar,
le 17 novembre..."
J'arrête ma course. Extrêmement choqué
je remarque la disparition de mon assaillant,
et, à l'emplacement de notre lutte,
un châle noir sur une terre dévastée.

Chute de Vukovar le 18 novembre 1991.

@ Edi Sorić




Ecrit par Domagoj sirotinja
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