Chiapas
par Libeyre
Dans la forêt, au bord du marécage
le singe hurleur annonce le matin.
La brume paresseuse allonge ses écharpes
dans la clarté grise d’un ciel mal éveillé.
L’orchidée éploie ses couleurs nouvelles-nées,
tressaille sous les gouttes qui tombent encore du feuillage
agité par l’éveil multicolore du guacamayo.
Un lourd parfum monte de l’humus et descend de la canopée.
Sur le sentier discret quatre hommes vrais dans leurs robes blanches
font glisser leurs pieds nus entre les branches mortes hantées de serpents.
Ils portent le copal et les encensoirs de terre
pour aller honorer les dieux anciens de Yaxchilán.
Dans la brume de leurs rêves entre les lianes bruissantes
le soleil Kin dialogue avec le maître de la pluie
et les syllabes du passé résonnent encore dans la demi-lumière
tandis qu’on devine déjà les pierres sacrées des temples
prisonnières des bras noueux de la forêt.
Sur le fleuve Usumacinta
glisse la pirogue creusée dans un tronc d’acajou.
Vers la boue des rives émergent des bois flottants
ou peut-être sont-ce des caïmans.
Les hommes vrais rament en silence.
Au milieu se tient l’homme blanc, l’explorateur peut-être
ou l’ethnologue.
Dans le rêve des eaux grises flotte un esquif espagnol.
Dans le songe boueux des rives étincelle soudain
l’éclat noir d’une cuirasse,
le tranchant luisant d’une épée,
l’explosion silencieuse et bise d’une canonnade oubliée du temps.
Les conquérants barbus tombent pourtant
sous les flèches mayas, sous les haches de pierre
mais se relèvent et se pressent encore sur le rivage
comme des fantômes immortels.
Dans la milpa tzeltal poussent le maïs,
le haricot, la courge et le piment.
Dans la milpa tzotzil poussent la courge,
le maïs, le haricot et le tabac.
Le paysan a laissé le bâton plantoir,
il connaît la charrue du blanc, et la machette.
Ici, le patron féodal a volé la terre commune
mais là résiste la communauté, la terre partagée.
Les hommes du seigneur abattent l’indien trop résistant
mais d’autres se lèvent et devant eux
marche l’ombre de Zapata, Emiliano,
et son grand cri métis de Terre, Pain et Liberté.
Sur la ville de San Cristóbal
flotte le souvenir d’un évêque qui se repent
et qui lutte avec l’encre de sa plume,
avec le tonnerre de sa voix,
pour libérer l’indien du joug féodal.
Le fantôme de Las Casas flotte sur la ville
dans sa longue soutane blanche
d’où jaillit un visage rayonnant de colère fraternelle.
Là-bas, dans le nord, les puissants
de Mexico, Toronto, Washington,
échangent pour des flots d’argent
la sueur et le sang des hommes.
ALENA ! ALENA ! La terre ira aux plus offrants !
Mais les communautés indiennes
se préparent à verser le sang.
Du nord sont venus aussi
les jeunes révoltés survivants du massacre,
de la grande tuerie des étudiants
en octobre 68 sur la place de Tlatelolco.
Depuis dix ans ils respirent
l’air obstiné du peuple paysan,
méfiant d’abord et puis confiant.
On devine parfois dans le brouillard de l’aube
l’ombre d’un cavalier bardé de cartouchière,
un Don Quichotte revenant dont le heaume
est un passe-montagne.
On l’appelle sous-commandant car ici
c’est le peuple qui commande,
le peuple qui organise la lutte et les écoles,
qui répartit la terre et les armes,
les outils et les médicaments.
Aujourd’hui les puissants veulent donner les terres
aux plus offrants. ALENA ! ALENA !
mais Marcos et les autres sous-commandants
mènent l’attaque contre le Palais Municipal
et contre le Palais d’Injustice
de San Cristóbal de las Casas.
Ils brisent les meubles et brûlent les dossiers.
Mais bientôt l’armée du nord les traque
et les combattants se fondent dans la forêt lacandone.
Ils reviendront, comme fait la pluie, obstinément,
négocieront la paix avec les gouvernants,
organiseront leurs communes libres et pacifiques
où les paysans seront maîtres de la terre et du temps.
Longtemps flottera au-dessus des milpas,
dans l’air parfumé par les dahlias et les orchidées,
le fantôme d’un homme sur un cheval clair.
Son visage dissimulé est le visage de tous
et les volutes de sa pipe montent dans l’air humide et chaud
comme des pensées, des projets et des rêves.
Un poème (assez long, courage!) qui parle des mayas du Chiapas, des zapatistes et du sous-commandant Marcos.
Poème posté le 30/03/21
par Libeyre