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Poésie libre / Sur les Chemins de Capoue
              
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Sur les Chemins de Capoue
par Effarouchee


Sur les chemins de Capoue Art poétique Je cheminais depuis bien longtemps déjà dans la touffeur du midi, et l'intense consomption du zénith blanchissait à tel point le sable que j'aurais volontiers cru que le sentier me révélait ses os. A la vérité, je dérivais en moi-même dans une ivresse de fragrances végétales qu'exhalaient les feuilles de laurier froissées au creux de ma main, et il me semblait, dans le kaléidoscope de nuances que m'offrait alors la Campanie, que les couleurs elles-mêmes s'évaporaient dans un maelström de gouttes diaprées. Mon exaltation fut tout à fait complète lorsque des cigales, dissimulées par la turgescence de la végétation, décidèrent de cymbaliser à l'unisson: ce chant brut et strident m'assaillit alors dans une déflagration de phonèmes tronqués, de syllabes primitives et d'inflexions gutturales. Plus loin cependant se découpait la silhouette tortueuse de quelque olivier, dont la pulpe charnue des fruits ranimait en moi des souvenirs confus de peaux souples et enfiévrées; à l'horizon enfin s'étendait la mer d'Italie, odorante et lumineuse, et le vent m'apportait la rumeur sourde de sa lente respiration. Je cheminais donc et, quoique la chaleur caniculaire provoquait en moi une somnolence lascive, je n'en demeurais pas moins intensément conscient qu'une nature en gésine, dans un élan de sensualité universelle, s'offrait à mes yeux. Du reste, le paysage méditerranéen se révélant vierge de tout autre présence humaine aussi loin que portait mon regard, je me figurais être le maître incontesté de ces terres - à ceci près qu'il m'aurait alors fallu disputer au soleil même son brûlant empire sur celles-ci. Pendant un instant, je me sentis à nouveau le conquérant que je fus jadis lorsque, animé d'un désir mâle et fauve, je prenais les cités comme j'attaquais les femmes. Et qui d'entre elles résistèrent à mes assauts d'homme? Pas mêmes les amours spadassines du bataillon sacré ne furent assez puissantes pour me résister: je me rappelle être entré en triomphateur dans nombre de cités, et - que l'on m'entende! - les maisons elles-mêmes se pressaient pour suivre mon cortège. Que m'importaient alors les mots consacrés de l'esclave qui, en me remettant ma couronne de lauriers, me soufflait à l'oreille de ne pas oublier ma condition de simple mortel! J'étais au faîte de l'humanité, bienheureux parmi les bienheureux: j'étais le roi-poète de Macédoine. Ces réminiscences me laissaient aujourd'hui un goût encore plus amer que d'ordinaire: que restait-il désormais de mon mythe personnel que j'avais patiemment érigé au fil de mon hégémonie? Une simple rémanence sur l'iris du temps! Peut-être en définitive n'avais-je réussi qu'à entrevoir fugitivement le calme des dieux, moi qui fus toujours convaincu d'être le seul esprit éveillé dans un monde de dormeurs; et ce ne fut pas sans une certaine mélancolie que je me remémorai les voluptés qui succédaient aux batailles. Je me plaisais souvent, en effet, à observer parmi mes sujets cette danse complexe et tacite qu'est la séduction: et dans ces valses machinales où hommes et femmes se mutilent de baisers et d'étreintes assassines, dans ces pantomimes barbares où, en cachette, les ombres s'accouplent avant les corps, il me semblait que j'étais le seul à convoiter une langue ou une chair comme l'on désire un fruit. Car je ne pus jamais m'empêcher d'éprouver un plaisir d'esthète à déguster ces femmes lascivement étendues sur ma couche, à goûter ces peaux de bronze offertes à mes appétits, tout en parcourant du bout des doigts leurs creux et leurs courbes. Et c'est sans doute dans ces moments seulement que le corps perd de son opacité et que l'on parvient à frôler l'Autre: l'instant de la jouissance lève brièvement le rideau sur les coulisses de l'être - mais déjà le vertige s'estompe, et tous retombent dans la demi-vie des dormeurs. A nouveau la lie du quotidien étend son règne, à nouveau la chair pacage chacun des hommes dans son monde intérieur: les visages, si fiévreux tout à l'heure, revêtent leur persona respectif. La pièce est jouée. Ma vie fut ainsi un long combat pour que l'habitude n'étende pas, sur moi aussi, son hiver de significations: de fait, mon règne poétique consista moins à diriger les choses et les hommes qu'à les cadencer minutieusement. Il importait que chacun jette un regard toujours neuf sur le monde - un de ces regards d'enfant qui perçoit les vraies couleurs de l'être - et célèbre à travers moi la vie elle-même. Autrement dit, je tentais résolument d'inscrire l'univers sur une portée, et mes poèmes tressaient les sons afin d'offrir une nouvelle naissance vibratoire aux choses: les vers se cabraient, s'emportaient, se transformaient en calices harmoniques. J'essayais enfin de leur accorder un rythme atavique, c'est-à-dire de les cadencer selon un pouls primordial et originel: quelle autre arme avais-je en effet pour combattre l'habitude, qui tend entre l'univers et nous son voile d'obscurité? Je voulus que ma poésie soit la langue natale de l'âme, et que le monde puisse se mirer dans la psyché que je lui tendais; en un mot, je fus l'artisan des mythes de mon peuple. Un souvenir entre tous demeure particulièrement vivace dans mon esprit: j'avais l'habitude d'aller me promener, chaque jour ou presque, sous mes vastes portiques pour admirer le crépuscule. En réalité, cet instant m'obsédait, car j'avais la sensation qu'aucune de mes métaphores ne savait rendre l'embrasement vespéral, cette clarté rougeoyante qui me semblait pourtant à portée de main - et toujours le soleil saignait, toujours ma célébration demeurait imparfaite. Le vent se levait alors, et le sable soulevé formait des arabesques vaporeuses dans l'air du soir; mais quels que furent leur raffinement et leur délicatesse, elles finissaient toujours par s'évaporer silencieusement, et, le coeur lourd, je me savais être le seul a avoir pu goûter leur beauté fugitive. Du reste, mon empire connaissait lui aussi la décadence: j'avais en effet mésestimé le goût des hommes pour le sang, et ceux-ci répugnaient à coexister dans la paix forcée que je leur imposais. A toute heure du jour, chaque agora était le théâtre de luttes mesquines, de querelles sordides, de joutes brutales; mes citoyens, tout comme des pantins effrayés qu'une main inconnue tire leurs fils d'une manière inhabituelle, refusaient âprement mon héritage. Je fus ainsi bien loin d'être chanté comme l'empereur-dieu, titre que je pensais pourtant pouvoir revendiquer sans fatuité excessive: au contraire, on considéra mon entreprise comme un vain solfège de fou, et les pages incandescentes que j'avais offert à la plèbe, frémissantes d'images et de révélations, furent l'objet de quolibets et de crachats. Moi qui fut un météore traversant les nébuleuses de la conscience humaine! Ma grande faute, indéniablement, a été de croire que les hommes seraient assez sages pour préférer un joug onirique à une liberté médiocre. Un dernier remède demeurait toutefois en ma possession: seul le Grand Voyage pouvait en effet encore m'offrir l'apothéose dont je rêvais. Je fis donc annoncer ma mort à travers tout l'empire, tout en ordonnant l'édification d'un somptueux cénotaphe, monumentale célébration de mon échec. J'offris également un ultime éclat au soleil couchant des cosmogonies en composant ma propre anabase (et combien depuis lors je vis de barques s'éloigner sur des eaux sombres, qui se refermaient derrière elles comme deux lèvres affamées!). Vint enfin le moment de m'infliger un exil soigneusement préparé: sous le couvert de mon trépas, je délaissai ainsi mon royaume pour consentir à l'indigence d'un simple vagabond, et pris le chemin de l'Italie. Les résultats de mon entreprise dépassèrent toutes mes espérances, car aujourd'hui encore, l'on rapporte que mon sépulcre est l'objet de pieux pèlerinages, et que ma personne, à travers le prisme des mythes, reçoit la vénération d'une multitude de dormeurs fascinés. Peut-être en définitive toute éternité est-elle vouée à se faire métaphore pour subsister parmi les hommes; mais le temps apprendra sans nul doute à ces derniers quel est le prix de ma mort factice. Qu'ont-ils perdu là? Et qu'ont-ils donc acquis? Je cheminais donc à nouveau en pleine lumière et, au loin, à l'Est, vibraient les toits de Capoue.

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Mars 2010<br />
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Aurélien Clause<br /> <br />
Voici mon premier essai en prose, qui clôt également le cycle de mes premiers écrits; j'ai tenté d'enchâsser dans mes mythes personnels l'art poétique que j'ai dégagé de ces multiples essais. Ce morceau se présente ainsi, à mes yeux, tout autant comme un bilan que comme un nouveau départ.


Poème posté le 02/04/10



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