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La robe aux cinquante boutons
par Ann


C’est l’histoire d’une robe qui dort dans la soie entre mes deux tenues de mariée. C’est une robe de coton uni dans les saumon citron, d’une coupe ordinaire qui s’ouvre sur le devant par cinquante petits boutons carrés, des boutons qui ne sont pas faits pour des grosses pattes d’homme. Il faisait beau sur Lyon-Villeurbanne, ce jour-là. Il faisait beau, le soleil avait rendez-vous avec le printemps. Il faisait beau parce que j’avais rendez-vous avec un poète. – Je suis au tunnel de Fourvière. – A gauche, tu longes la Saône. – Trop tard, j’ai filé sur Perrache. – Ne bouge plus, je prends le métro et j’arrive ! – Pas question, je viens te chercher. – Tu es sûr ? Parce qu’il y a quand même une bonne heure que tu tournes. Regarde ! Le Rhône est à ta gauche ou à ta droite ? – J’ai la Saône à gauche donc… – Tu vas à droite. Tu vas voir un pont… Ben tu ne le prends pas, il est en sens unique. Tu continues jusqu’au prochain pont. Tu longes le Rhône vers la droite… non vers la gauche. – Trop tard, tu m’as dit à droite, j’ai tourné à droite. – Tu fais demi-tour. Je crois qu’il n’y a plus pont de ce côté avant plusieurs kilomètres. – T’es sûre ? Parce que c’est un sac de nœuds. – C’était ton plan. Je t’avais prévenu que j’étais à Villeurbanne. En même temps, je ne comprends pas. A pied, c’est tout droit. T’es où ? – J’ai le Rhône à ma droite et je longe le quai. – Au prochain pont, tu le prends. Pas la passerelle, hein, le pont ! Et tu suis les pancartes. – Je passe Part-Dieu ! – Il y a de l’espoir qu’on fasse connaissance avant la nuit ! – Cours Tolstoï ! – Je ne connais pas ! Je suis Cours Emile Zola. Quand je raconterai aux copines qu’en venant de Roanne, tu es passé par le sud de Lyon pour me rejoindre à Villeurbanne, elles vont se marrer ! – Ça y est, je suis à une rue derrière. J’arrive. Alors t’es où ? – Tu ne peux pas me rater. Je fais le pied de grue au carrefour. – Je suis dans la bonne rue, tu vas me voir passer. Je vois le Carrefour. – Je suis au rouge ! – A dix heures du matin, tu es si désespérée ! – Au feu rouge… Enfin, il a eu le temps de passer au vert une paire de fois ! – J’aurais aimé t’y voir ! En voiture, on ne fait pas comme on veut. – Et à pied, on fait le pied de grue ! Parce que tous les automobilistes me regardent en se demandant ce qu’une femme de mon âge fait plantée sur le trottoir et toi tu ne me vois pas. Une robe saumon avec les chaussures assorties. Tu sais à quoi je ressemble ! C’est plus facile pour toi que pour moi de reconnaitre une voiture que je ne connais pas. – J’ai fait trois fois le tour du Carrefour et je ne te trouve pas. Tu ne vois pas une Kangoo grise rouler au pas ? – Le tour du carrefour ? Le tour du Carrefour ! L’hypermarché ! Ne bouge surtout plus ! – Ça ne risque pas, le parking est réservé à la clientèle. Pour sortir, je crois qu’il faut présenter son ticket de caisse ! Nous nous reconnûmes au premier coup d’œil. Dans sa simplicité, ma robe dénotait sur les clientes en jeans accrochées à leur caddie. Ma tenue avait le sourire champêtre d’une amitié naissante particulière. Il n’y avait pas trois minutes que nos regards s’étaient accrochés que nous formions déjà un vieux couple en train de se chamailler pour acheter des sardines à l’huile. Depuis des mois, nous avions conversé des nuits sur mille sujets, nos courriers se croisaient entre la Bourgogne et la Normandie et nous avions passé la matinée dans un dialogue de sourds à nous noyer dans une carte routière. Comme un vieux couple, nous ne pensâmes pas à nous embrasser. Enfin, on hésita, on se frôla et le ticket de caisse s’envola sous le châssis d’un véhicule surbaissé. On finit donc à quatre pattes pour le récupérer. Mon compagnon enleva sa ceinture pour chasser vers moi le maudit papier capricieux. Nous perdîmes du temps, de ce temps gratuit. Il sortit quelques pièces de monnaie et je fis l’appoint. Quand nous sortîmes enfin du parking de la place Bellecour car pour cette flamboyante journée, je vous la fais courte, j’entendis mon compagnon qui trainait derrière : – Je pers mon pantalon, il est un peu large. Tu pourrais me rendre ma ceinture ? C’est à ce moment seulement que je m’en rendis compte : nous avions pris un café en terrasse pour nous remettre de nos émotions sur une place banale de Villeurbanne. Au cours de notre conversation enflammée de poésie, je lui avais tendu mon cahier d’écolier sur lequel j’écrivais à l’époque et j’avais enfourné par mégarde sa ceinture dans mon sac et ma main dans la sienne, nous avions décidé de notre programme qui nous réservait encore des mésaventures invraisemblables et pourtant aussi vraies que je vous les raconte gravées dans ma mémoire. Mon sac dans une main, extirpant la ceinture de l’autre, je stationnai sur une plaque d’aération du métro quand en une seconde, une rame emporta avec ses voyageurs toute ma pudique intimité. Mon compagnon se précipita pour rabattre les plis de ma robe aux cinquante boutons, il me souffla soulagée dans l’oreille : – Personne n’a vu ta culotte ! Il ajouta même, sans doute pour me rassurer : « Moi non plus ! » Tout contre ses lèvres, je lui confiai : – Je n’en porte pas ! C’est peut-être ce fou rire qui scella nos longues fiançailles.

Il y a bien une suite mais ce sera pour un autre jour.

Poème posté le 06/05/21 par Ann


 Poète
Ann



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