Les amis du mensonge ou l'Incrédule
par Lucien de SAMOSATE
[35] Quand nous étions dans une hôtellerie,
il ôtait la barre de la porte ou s'emparait, soit
d'un balai, soit d'un pilon, et il l'habillait de
quelques guenilles. Ensuite, il lui jetait un
sort en prononçant une formule incantatoire :
alors, l'objet se mettait à marcher avec une
telle aisance qu'on eut dit un humain. Cet
esclave, d'un genre très particulier, puisait
l'eau, préparait les repas, faisait le ménage et
nous servait avec un soin extrême. Lorsque
Pancrate n'avait plus besoin de ses services,
il lui rendait son état originel de balai ou de
pilon en prononçant une nouvelle formule magique.
J'étais émerveillé par cet enchantement,
mais je ne pouvais obtenir la formule qu'il
gardait secrète. Certes, avec courtoisie, il
refusait toujours de me la dévoiler. Un jour, à
son insu, tapi dans l'ombre, je parvins à
entendre la fameuse incantation. C'était un
mot renfermant trois syllabes. Peu après,
Pancrate dut sortir pour affaires à l'agora :
auparavant, il avait donné ses consignes au pilon.
[36] Le lendemain, l'Égyptien étant à l'agora, je
saisis le pilon ; je lui enfilai quelques hardes,
comme d'habitude, prononçai les trois
syllabes miraculeuses, puis lui ordonnai
d'aller chercher de l'eau. Le pilon m'en
rapporta une pleine amphore. « Très bien,
dis-je, il y en a assez, redeviens le pilon
d'avant. » Mais – c'est là le problème – il
refusa de m'obéir et continua à puiser de
l'eau, sans aucun d'état d'âme, jusqu'à ce que
la pièce fut inondée. J'étais désemparé, vous
le pensez bien, et mortifié à l'idée de mettre
en colère mon ami Pancrate. Je n'avais pas
tort. Je pris donc une hache et coupai le pilon
en deux. Hélas ! deux morceaux de bois se
dressèrent aussitôt, qui prirent chacun une
amphore et allèrent puiser de l'eau. J'avais
désormais deux serviteurs en action, au lieu
d'un. Pancrate revenu, il devina la cause de
cette pagaille, et rendit à ces porteurs d'eau
leur forme première. Quelques jours plus
tard, l'Egyptien disparut. Je ne sais pas ce
qu'il est devenu.
– Tu as appris au moins une chose, lança
Dinomaque : humaniser un pilon.
– Tout à fait ! Ou plutôt, je ne sais le faire
qu'à moitié, car je ne peux pas lui rendre son
état d'origine. Que je le transforme en
porteur d'eau et voilà ma maison sous les flots !
[37] À ce moment, je ne pus m'empêcher de
m'écrier : « Mais quand cesserez–vous de
dire des sottises ? Est–ce vraiment de votre
âge ? Au moins, par égard pour ces enfants,
retenez–vous de raconter ces histoires
farfelues et surtout terrifiantes. Essayez de
les respecter un peu ! Ne leur brouillez pas
l'esprit avec des sornettes qui les hanteront
tout le reste de leur vie. À force de les barber
avec vos minables superstitions, vous allez en
faire des poules mouillées. »
[38] – Tes propos tombent à pic, dit Eucrate, je
veux justement te parler de la superstition.
Alors, Tychiade, qu'as–tu à nous dire sur les
oracles, les prophéties, sur les mots
prononcés par un mortel en contact avec les
dieux, sur les voix qui s'élèvent des
sanctuaires, sur les prédictions des
prêtresses vierges ? Je m'attends à ce que tu
nous récites de nouveau le couplet de
l'incrédule. Pour ma part, je possède un
anneau sacré sur le cachet duquel on a ciselé
un Apollon pythien. Pourquoi ? Tout
simplement parce que cet Apollon me parle…
Mais je n'en dirai pas davantage de peur
qu'on me traite de vantard. Je vais quand
même te rapporter ce qui se passa dans le
temple d'Amphilochos, à Mallos, où la
statue du héros daigna m'entretenir de mes
affaires. Je veux tout te dévoiler du début à la
fin. Pour finir, je te relaterai ce dont je fus
témoin à Pergame et à Patara.
De retour d'Égypte dans ma patrie,
j'appris que l'oracle de Mallos était réputé
pour sa fiabilité : en effet, les réponses aux
questions qu'on lui pose sont toujours d'une
grande clarté. Aussi lui demandai-je de me
prédire l'avenir.
[39] Eucrate entamait son récit mais je
savais d'avance comment il allait se terminer.
J'en avais assez de jouer l'éternel voix
dissidente : je décidai donc de partir alors qu'il
racontait sa traversée d'Égypte à Mallos. Il
faut bien avouer qu'ils étaient, eux aussi,
lassés de supporter quelqu'un qui les
contredisait sans cesse. Je dis alors : « Je
dois, d'urgence, retrouver Léontichos. Quant
à vous, qui vous placez au–dessus des
affaires bassement humaines, que les dieux
vous inspirent dans vos récits merveilleux. »
À ces mots, je m'en allai. Je suis convaincu
qu'ils furent soulagés de mon départ et je ne
me trompe pas en disant qu'ils refirent
provision, le cœur en fête, de leurs contes à
dormir debout.
Voilà, mon cher Philoclès, ce que j'ai
entendu chez Eucrate. Je dois te dire qu'en ce
moment je me sens comme ces gens enivrés
de vin doux. Mon estomac est gonflé à bloc et
j'ai besoin de le soulager. Sache que je ne
regarderai pas à la dépense pour me procurer
la drogue qui me permettra d'évacuer ces
niaiseries de mon esprit : j'ai peur, qu'à force
de s'incruster au fond de ma mémoire, leurs
réminiscences me rendent fou. Déjà, je vois
défiler sous mes yeux, des fantômes, des
spectres, de démons, des Hécates...
[40] PHILOCLÈS
C'est que je ressens aussi, Tychiade,
après ce déballage d'anecdotes. Ceux qui sont
mordus par des chiens enragés ne sont les
seuls à être atteints de la rage et à avoir la
phobie de l'eau : l'homme mordu mord
également son prochain, et cette blessure est
aussi nocive que celle provoquée par le chien.
Chez Eucrate, tu as été mordu par tous ces
mensonges et tu m'as transmis la rage, à tel
point que j'ai l'esprit chaviré par une foule
d'esprits en action.
TYCHIADE
Sois tranquille, mon bon ami, nous
détenons un antidote de choix pour nous
guérir de ce mal : la vérité et la raison.
Continuons d'en faire bon usage et nous ne
serons jamais contaminés par la bêtise.
Texte qui a inspiré Goethe, qui a inspiré Paul Dukas, etc. Ce poème a été vérifié et le contenu authentifié.
Œuvres complètes - Les Belles Lettres - editio minor (2018)
Poème posté le 18/01/22
par Jim