Ronde de la grenade
par André GIDE
III
En cette nuit ce furent les fruits qu'ils chantèrent. Devant Ménalque, Alcide et quelques autres assemblés, Hylas chanta la
RONDE
DE LA GRENADE
Certes trois grains de grenade suffirent
à faire s'en souvenir Proserpine.
Vous chercheriez encore longtemps
Le bonheur impossible des âmes.
Joies de la chaire et joie des sens
Qu'un autre s'il lui plaît vous condamne,
Amères joies de la chair et des sens -
Qu'il vous condamne – moi je n'ose.
- Certes, Didier, philosophe fervent, je t'admire
Si la croyance en ta pensée ne te fait à la joie de l'esprit
Croire aucune autre préférable.
Mais pas dans tous les esprits se peuvent de telles amours.
Et certes, aussi moi je vous aime,
Mortels tressaillements de mon âme,
Joies du cœur, joies de l'esprit -
Mais c'est vous, plaisirs, que je chante.
Joies d la chair, tendres comme l'herbe,
Charmantes comme les fleurs des haies.
Fanées plus vite, ou fauchées, que les luzernes des prairies,
Que les désolantes spirées qui s'effeuillent dès qu'on les touche.
La vue - le plus désolant de nos sens...
Tout ce que nous ne pouvons toucher nous désole ;
L'esprit saisit plus aisément la pensée
Que notre main ce que notre œil convoite.
Oh ! Que ce soit ce que tu peux toucher que tu désires,
Nathanaël, et ne cherche pas une possession plus parfaite,
Les plus douces joies de mes sens
Ont été des soifs étanchées.
Certes, délicieuse est la brume, au soleil levant sur les plaines
Et délicieux le soleil ;
Délicieuse à nos pieds nus la terre humide
Et le sable mouillé par la mer ;
Délicieuse à nous baigner fut l'eau des sources ;
A baiser les inconnues lèvres que mes lèvres touchèrent dans l'ombre...
Mais des fruits – des fruits – Nathanaël, que dirai-je ?
Oh ! Que tu ne les aies pas connus,
Nathanaël, c'est bien là ce qui me désespère.
Leur pulpe était délicate et juteuse,
Savoureuse comme la chair qui saigne,
Rouge comme le sang qui sort d'une blessure.
Ceux-ci ne réclamaient, Nathanaël, aucune soif particulière,
On les servait dans des corbeilles d'or ;
Leur goût écœurait tout d'abord, étant d'une fadeur incomparable ;
Il n'évoquait celui d'aucun fruit de nos terres ;
Il rappelait le goût des goyaves trop mûres,
ET la chair en semblait passée ;
Elle laissait, après, l'âpreté dans la bouche ;
On ne la guérissait qu'en remangeant un fruit nouveau ;
A peine bientôt si seulement durait leur jouissance
L'instant d'en savourer le suc ;
Et cet instant en paraissait tant plus aimable
Que la fadeur après devenait plus nauséabonde.
La corbeille fut vite vidée
Et le dernier nous le laissâmes
Plutôt que de le partager.
Hélas! après, Nathanaël, qui dira de nos lèvres
Quelle fut l'amère brûlure ?
Aucune eau ne les put laver.
Le désir de ces fruits nous tourmenta jusque dans l'âme.
Trois jours durant, dans les marchés, nous les cherchâmes ;
La saison en était finie.
Où sont, Nathanaël, dans nos voyages
De nouveaux fruits pour nous donner d'autres désirs ?
*
Il y en a que nous mangerons sur des terrasses.
Devant la mer et devant le soleil couchant.
Il y en a que l'on confit dans de la glace
Sucrée avec un peu de liqueur dedans.
Il y en a que l'on cueille sur les arbres
De jardins réservés, enclos de murs,
Et que l'on mange à l'ombre dans la saison estivale.
On disposera de petites tables ;
Les fruits tomberont tout autour de nous
Dès qu'on agitera les branches.
Où les mouches engourdies se réveilleront.
Les fruits tombés, on les recueillera dans des jattes
Et leur parfum déjà suffirait à nous charmer.
Il y en a dont l'écorce tache les lèvres et que l'on ne mange que lorsqu'on a très soif.
Nous les avons trouvés le long des routes sablonneuses ;
Ils brillaient à travers le feuillage épineux
Qui déchira nos mains lorsque nous voulûmes les prendre ;
Et notre soif n'en fut pas beaucoup étanchée.
Il y en a dont on ferait des confitures
Rien qu'à les laisser cuire au soleil.
Il y en a dont la chair malgré l'hiver demeure sure ;
De les avoir mordus les dents sont agacées.
Il y en a dont la chair paraît toujours froide, même l'été.
On les mange accroupi sur des nattes,
Au fond de petits cabarets.
Il y en a dont le souvenir vaut une soif
Dès qu'on ne peut plus les trouver.
*
Nathanaël, te parlerai-je des grenades ?
On les vendait pour quelques sous, à cette foire orientale,
Sur des claies de roseaux où elles s'étaient éboulées.
On en voyait qui roulaient dans la poussière
Et que des enfants nus ramassaient.
Leur jus est aigrelet comme celui des framboises pas mûres.
Leur fleur semble faite de cire ;
Elle est de la couleur du fruit.
Trésor gardé, cloisons de ruches,
Abondance de la saveur,
Architecture pentagonale.
L'écorce se fend ; les grains tombent,
Grains de sang dans des coupes d'azur ;
Et d'autre, gouttes d'or, dans des plats de bronze émaillé.
- Chante à présent la figue, Simiane,
Parce que ses amours sont cachées.
Je chante la figue, dit-elle.
Dont les belles amours sont cachées,
Sa floraison est repliée.
Chambre close où se célèbrent des noces ;
Aucun parfum ne les conte au-dehors.
Comme rien ne s'en évapore,
Tout le parfum devient succulence et saveur.
Fleur sans beauté ; fruit de délices ;
Fruit qui n'est que sa fleur mûrie.
J'ai chanté la figue, dit-elle,
Chante à présent toutes les fleurs.
Les Nourritures terrestres – Livre IV / Ed. : Garnier Flammarion (2021)
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Poème posté le 03/03/22
par Jim