La Thébaïde (Acte III, scène II, et autre)
par Jean RACINE
Acte III, scène II
Mise en accusation des dieux (à l'insu de son plein gré...)
Absurdité de la destinée : si celle-ci est écrite, le criminel ne pourrait répondre de son crime et il ne saurait y avoir conséquemment ni culpabilité, ni châtiment. C'est le prolongement d'Œdipe.
Si Œdipe et Jocaste sont joués par les dieux, ce n'est le cas de Créon lequel manipule les fils de Jocaste : homme responsable et coupable, devient- il un dieu ?
JOCASTE (seule)
Dureront-ils toujours, ces ennuis si funestes ?
N'épuiseront-ils points les vengeances célestes?
Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,
Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?
O ciel, que tes rigueurs seraient peu redoutables,
Si la foudre d'abord accablait les coupables !
Et que tes châtiments paraissent infinis,
Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis !
Tu ne l'ignores pas, depuis le jour infâme
Où de mon propre fils je me trouvai la femme,
Le moindre des tourments que mon cœur a soufferts
Egale tous les maux que l'on souffre aux enfers.
Et toutefois, ô Dieux, un crime involontaire
Devait-il attirer toute votre colère ?
Le connaissais-je, hélas ! Ce fils infortuné ?
Vous-même dans mes bras vous l'avez amené.
C'est vous dont la rigueur m'ouvrit ce précipice.
Voilà de ces grands Dieux la suprême justice !
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas ;
Ils nous le font commettre, et ne l'excusent pas !
Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables ,
Afin d'en faire après d'illustres misérables ?
Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en courroux,
Chercher des criminels à qui le crime est doux ?
(…)
Acte III, Scène VI
Où l'on voit que Créon n'est qu'un Tartuffe dressant les frères (Polynice et Étéocle) les uns contre les autres et sacrifiant son fils Ménécée pour satisfaire à sa vanité. La folie d'amour envers le diadème (le pouvoir) n'est pas différente que celle animant Harpagon pour l'or (la folie de Golum envers l'anneau du « Seigneur des anneaux »). Et Jocaste voit aussi clair dans le jeu de Créon qu'Elmire dans celui de Tartuffe. Folie et fausseté font l'homme de pouvoir.
CREON
L'intérêt des thébains n'est pas ce qui vous touche,
Dédaigneuse princesse ; et cette âme farouche,
Qui semble me flatter après tant de mépris,
Songe moins à la paix qu'au retour de mon fils.
Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone
Aussi bien que mon cœur dédaignera le trône ;
Nous verrons, quand les dieux m'auront fait votre roi,
Si ce fils bienheureux l'emportera sur moi.
ATTALE
Et qui n'admirerait un changement si rare ?
Créon même, Créon pour la paix se déclare !
CREON
Tu crois donc que la paix est l'objet de mes soins ?
ATTALE
Oui, je le crois Seigneur, quand j'y pensais le moins ;
Et voyant qu'en effet ce beau soin vous anime,
J'admire à tous moments cet effort magnanime
Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau.
Ménécée, en mourant, n'a rien fait de plus beau ;
Et qui peut immoler sa haine, à sa patrie
Lui pourrait aussi bien sacrifier sa vie.
CREON
Ah ! Sans doute, qui peut d'un généreux effort
Aimer son ennemi peut bien aimer la mort.
Quoi ? Je négligerais le soin de ma vengeance,
Et de mon ennemi je prendrais la défense ?
De la mort de mon fils Polynice est l'auteur,
Et moi, je deviendrais son lâche protecteur ?
Quand je renoncerais à cette haine extrême,
Pourrais-je bien cesser d'aimer le diadème ?
Non, non : tu me verras d'une constante ardeur
Haïr mes ennemis, et chérir ma grandeur.
Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères :
Je rougis d'obéir où régnèrent mes pères ;
Je brûle de me voir au rang de mes aïeux,
Et je l'envisageai dès que j'ouvris les yeux.
Surtout depuis deux ans ce noble soin m'inspire ;
Je ne fais point de pas qui ne tende à l'empire
Des princes mes neveux j'entretiens la fureur,
Et mon ambition autorise la leur.
D'Etéocle d'abord j'appuyai l'injustice ;
Je lui fis refuser le trône à Polynice.
Tu sais que je pensais dès lors à m'y placer ;
Et je l'y mis, Attale, afin de l'en chasser.
ATTALE
Mais Seigneur, si la guerre eut pour vous tant de charmes,
D'où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ?
Et puisque leur discorde est l'objet de vos vœux,
Pourquoi par vos conseils vont-ils se voir tous deux ?
CREON
Plus qu'à mes ennemis la guerre m'est mortelle,
Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle.
La guerre s'allumait lorsque pour mon supplice
Hémon m'abandonna pour servir Polynice :
Les deux frères par moi devinrent ennemis ;
Et je devins, Attale, ennemi de mon fils.
Enfin, ce même jour, je fais rompre la trêve,
J'excite le soldat, tout le camp se soulève,
On se bat ; et voilà qu'un fils désespéré
Meurt, et rompt un combat que j'ai tant préparé.
Mais il me reste un fils ; et je sens que je l'aime,
Tout rebelle qu'il est, et tout mon rival même.
Sans le perdre je veux perdre mes ennemis :
Il m'en coûterait trop s'il m'en coûtait deux fils.
Des deux princes d'ailleurs la haine est trop puissante :
Ne crois pas qu'à la paix jamais elle consente.
Moi-même je saurai si bien l'envenimer,
Qu'ils périront tous deux plutôt que de s'aimer.
Les autres ennemis n'ont que de courtes haines ;
Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,
Cher Attale, il n'est rien qui puisse réunir
Ceux que des nœuds si forts n'ont pas su retenir.
L'on hait avec excès lorsque l'on hait son frère.
Mais leur éloignement ralentit leur colère :
Quelque haine qu'on ait contre un fier ennemi,
Quand il est loin de nous on la perd à demi.
Ne t'étonne donc plus si je veux qu'ils se voient :
Je veux qu'en se voyant leurs fureurs se déploient,
Que rappelant leur haine, au lieu de la chasser,
Ils s'étouffent, Attale, en voulant s'embrasser.
ATTALE
Vous n'avez plus, Seigneur , à craindre que vous-même :
On porte le remords avec le diadème.
CREON
Quand on est sur le trône, on a bien d'autres soins ;
Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins.
Du plaisir de régner une âme possédée
De tout le temps passé détourne son idée ;
Et de tout autre objet un esprit éloigné
Croit n'avoir point vécu tant qu'il n'a point régné.
Mais allons. Le remords n'est pas ce qui me touche,
Et je n'ai plus un cœur que le crime effarouche :
Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts ;
Mais, Attale, on commet les seconds sans remords
Théâtre complet I Ce poème a été vérifié et le contenu authentifié.
Garnier-Flammarion (1964)
Poème posté le 03/05/22
par Jim