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Poésie d'hier / L'illusion comique
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L'illusion comique
par Pierre CORNEILLE


CLINDOR Quoi ! Monsieur, vous rêvez ! Et cette âme hautaine, Après tant de beaux faits, semble être encore en peine ! N'êtes-vous point lassé d'abattre des guerriers ? Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ? MATAMORE Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre, Du grand Sophi de Perse, ou bien du grand mogor. CLINDOR Eh ! De grâce, monsieur, laissez-les vivre encor. Qu'ajouterait leur perte à votre renommée ? D'ailleurs, quand auriez-vous rassemblé votre armée ? MATAMORE Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur mort Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ? Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, Défait les escadrons, et gagne les batailles. Mon courage invaincu contre les empereurs N'arme que la moitié de ses moindres fureurs ; D'un seul commandement que je fais aux trois Parques, Je dépeuple l’État des plus heureux monarques ; La foudre est mon canon, les Destins mes soldats : Je couche d'un revers mille ennemis à bas. D'un souffle je réduis leurs projets en fumée ; Et tu m'oses parler cependant d'une armée ! Tu n'auras plus l'honneur de voir un second Mars ; Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards, Veillaque : toutefois, je songe à ma maîtresse ; Ce penser m'adoucit : Va, ma colère cesse, Et ce petit archer qui dompte tous les Dieux Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux. Regarde, j'ai quitté cette effroyable mine Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ; Et pensant au bel œil qui tient ma liberté, Je ne suis plus qu'amour, que grâce, que beauté. CLINDOR O Dieux ! En un moment que tout vous est possible ! Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible, Et ne crois point d'objet si ferme en sa rigueur, Qu'il puisse constamment vous refuser son cœur. MATAMORE Je te le dis encor, ne sois plus en alarme : Quand je veux, j'épouvante ; et quand je veux, je charme ; Et, selon qu'il me plaît, je remplis tour à tour Les hommes de terreur, et les femmes d'amour. - Du temps que ma beauté m'était inséparable, Leurs persécutions me rendaient misérable ; Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer ; Mille mouraient par jour à force de m'aimer : J'avais des rendez-vous de toutes les princesses ; Les reines, à l'envi, mendiaient mes caresses ; Celle d’Éthiopie, et celle du Japon, Dans leurs soupirs d'amour ne mêlaient que mon nom. De passion pour moi deux sultanes troublèrent ; Deux autres, pour me voir, du sérail s'échappèrent : J'en fus mal quelque temps avec le Grand Seigneur. CLINDOR Son mécontentement n'allait qu'à votre honneur. MATAMORE Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre, Et pouvaient m'empêcher de conquérir la terre. D'ailleurs, j'en devins las ; et pour les arrêter, J’envoyais le Destin dire à son Jupiter Qu'il trouvât un moyen qui fit cesser les flammes Et l'importunité dont m'accablaient les dames : Qu'autrement ma colère irait dedans les cieux Le dégrader soudain de l'empire des Dieux, Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre. La frayeur qu'il en eût le fit bientôt résoudre : Ce que je demandais fut prêt en un moment ; Et depuis, je suis beau quand je veux seulement. CLINDOR Que j'aurais, sans cela, de poulets à vous rendre ! MATAMORE (amoureux d’Isabelle) De quelle que ce soit, garde-toi bien d'en prendre, Sinon de... Tu m'entends ? Que dit-elle de moi ? CLINDOR Que vous êtes des cœurs et le charme et l'effroi ; Et que si quelque effet peut suivre vos promesses, Son sort est plus heureux que celui des Déesses. MATAMORE Écoute, en ce temps là, dont tantôt je parlois, Les Déesses aussi se rangeaient sous mes lois ; Et je te veux conter une étrange aventure Qui jeta du désordre en toute la nature, Mais désordre aussi grand qu'on en voie arriver. - Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever, Et ce visible Dieu, que tant de monde adore, Pour marcher devant lui ne trouvait point d'Aurore : On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon, Dans les bois de Céphale, au palais de Memnon ; Et faute de trouver cette belle fourrière, Le jour jusqu'à midi se passa sans lumière. CLINDOR Où pouvait être alors la reine des clartés ? MATAMORE Au milieu de ma chambre à m'offrir ses beautés : Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ; Mon cœur fut insensible à ses plus puissants charmes ; Et tout ce qu'elle obtint pour son frivole amour Fut un ordre précis d'aller rendre le jour. CLINDOR Cet étrange accident me revient en mémoire ; J'étais lors en Mexique, où j'en appris l'histoire, Et j'entendis conter que la Perse en courroux De l'affront de son Dieu murmurait contre vous. MATAMORE J'en ouïs quelque chose, et je l'eusse punie ; Mais j'étais engagé dans la Transylvanie, Où ses ambassadeurs, qui vinrent l'excuser, A force de présents me surent apaiser. CLINDOR Que la clémence est belle en un si grand courage ! MATAMORE Contemple, mon ami, contemple ce visage ; Tu vois un abrégé de toutes les vertus. D'un monde d'ennemis sous mes pieds abattus, Dont la race est périe, et la terre déserte, Pas un qu'à son orgueil n'a jamais dû sa perte. Tous ceux qui font hommage à mes perfections Conservent leurs États par leurs submissions. En Europe, où les rois sont d'une humeur civile, Je ne leur rase point de château ni de ville ; Je les souffre régner : mais chez les Africains, Partout où j'ai trouvé des rois un peu trop vains, J'ai détruit les pays pour punir leurs monarques ; Et leurs vastes déserts en sont de bonnes marques ; Ces grands sables qu'à peine on passe sans horreur Sont d'assez beaux effets de ma juste fureur. CLINDOR Revenons à l'amour : voici votre maîtresse. MATAMORE (entrée d'Isabelle en compagnie d'Adraste) Ce diable de rival l'accompagne sans cesse. CLINDOR Où vous retirez-vous ? MATAMORE Ce fat n'est pas vaillant, Mais il a quelque humeur qui le rend insolent. Peut-être qu'orgueilleux d’être avec cette belle, Il serait assez vain pour me faire querelle. CLINDOR Ce serait bien courir lui-même à son malheur. MATAMORE Lorsque j'ai ma beauté, je n'ai point de valeur. CLINDOR Cessez d'être charmant et faites-vous terrible. MATAMORE Mais tu n'en prévois pas l'accident infaillible : Je ne saurais me faire effroyable à demi ;. Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi. Attendons en ce coin l'heure qui les sépare. CLINDOR Comme votre valeur, votre prudence est rare.

Voici une œuvre de Corneille, datée de 1636, dont on parle peu, malgré sa modernité, puisque son sujet n'est autre que le théâtre lui-même, à savoir le rapport entre le réel et le fictif, lequel tracasse tant nos intellos à la mode... Faut-il en être surpris de la part de ce brillant théoricien que fut Pierre Corneille ? Cette pièce se compose donc d'une comédie et d'une tragédie, passant habilement de l'une à l'autre, de l'autre à l'une, grâce au pouvoir d'un magicien, Alcande (plus proche de Merlin que de l'oracle de Delphes). Cette œuvre est optimiste car, si la tragédie est fictive, la comédie est réelle et, finalement, l'emporte. Tout est bien qui finit bien.
Un personnage truculent, un capitan gascon nommé Matamore (autrement dit « tueur de mores »), est là pour réjouir le spectateur de ses rodomontades, rappelant, sans doute dès l'époque, la splendide vacuité des grands flambards, lesquels depuis ont fait bien des petits. Fort en gueule, fort en bras, il ne manque pas de panache, auquel Cyrano rajoutera la bravoure. Mais poltron, il possède l'art de s'esquiver... Il annonce, le ridicule en moins, le héros type espagnol que sera Le Cid.
Tout cela, merveilleusement baroque, n'est pas sans rappeler cet autre chef d’œuvre de Shakespeare, The Tempest, où intervient un autre magicien qui interroge le réel : Prospero.
Régalons-nous des vantardises de Matamore (acte II, scène 2), auxquelles répond, avec un léger sourire, Clindor, prototype d'un futur Figaro.

Ed. : CLASSIQUES LAROUSSE - 1927


Poème posté le 19/12/22 par Jim

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 Poète
Pierre CORNEILLE



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