Accueil
Poésie d'hier / La vision des ruines
Poésie d'hier / La vision des ruines
Poésie d'hier / La vision des ruines

Signaler un contenu inaproprié.

La vision des ruines
par Anatole FRANCE


Le fleuve qui, libre et tranquille, Traîne ses marnes et ses eaux Au milieu des pâles roseaux, Presse en ses bras une longue île, Qui semble un navire échoué Par quelque héroïque aventure, Perdant sa forme et sa nature, Dormeur à l’oubli dévoué. Le cri rauque et le vol des grues Percent les nuages blafards ; Les cygnes et les verts canards Voguent au fil des eaux accrues. Dans l’île, un portail et deux tours, Retraite aux hiboux familière, Dressent sous la mousse et le lierre Leurs profils noirs, douteux et lourds. De maigres figures de pierre Gisant dans les iris épais, Les mains jointes, suivent en paix Le rêve qui clôt leur paupière. Tous ceux-là dont le vent du nord Ronge avec lenteur les images, Anges et rois, vierges et mages, Ont grandement aimé la mort ; Car la roideur de leur stature Et l’aridité de leur chair Font voir combien il leur fut cher D’aspirer à la sépulture. De longtemps ne sera troublé Le silence de l’île sainte : Dans le fleuve dont elle est ceinte Le dos des ponts s’est écroulé. N’est-ce pas là le berceau rude De la grande et belle cité, Qui plus tard avec volupté S’assit dans cette solitude ? Mais la terre avare a repris Les pierres des quais et des rues, Et les demeures disparues Gisent sous les tertres fleuris. Au sud de l’île, une colline Couronne d’un amas confus De murs, de chapiteaux, de fûts, Ses flancs où le thuya s’incline. Les marais coassent, le soir. Vers l’ouest, loin dans la plaine verte, Une porte se dresse ouverte Sur le ciel pluvieux et noir. Sculptés aux parois triomphales, Des hommes, des bœufs, des chevaux, Rappelant d’antiques travaux, Se brisent au choc des rafales. Et vers le nord, mais moins avant, Candélabres, balustres, dalles, Escaliers, murs en longs dédales, Sonnent avec langueur au vent, Ruines d’un temple où des lyres Pendent à des chevilles d’or, Où des pieds de nymphes encor Dansent en de joyeux délires. Muette, la maison des Rois Est assise, comme une veuve, Sur la rive droite du fleuve, Dans les nymphéas blancs et froids ; Elle mire dans les eaux blêmes Ce qui lui reste de joyaux Et répand ses colliers royaux De chiffres noués et d’emblèmes ; Sur un pavillon, les pâleurs De la lune, au bord d’une nue, Animent une forme nue Qui sourit et verse des fleurs : C’est un corps de femme accroupie, Un corps lascif, jeune et lassé, Qui fut sans doute caressé Par le regard d’un siècle impie.

In Les poèmes dorés

Poème posté le 20/09/23 par Rickways


 Poète
Anatole FRANCE



Sa carte de visite Cliquez ici pour accéder à la carte de visite de l'artiste (Sa présentation et l'ensemble des ses créations)





.