Homaï
par Anatole FRANCE
Devant Djioun la blanche aux parfums de jacinthe,
Les fils au front cuivré des mangeurs de lézards,
À qui le Chamelier enseigna la loi sainte,
Avaient dressé leur camp et leurs bleus étendards.
Ils s’étaient abattus comme des sauterelles.
Et déjà trente jours étaient passés depuis
Qu’ils entouraient la ville et que leurs sentinelles
Gardaient tous les sentiers des monts et tous les puits.
Or, tandis que, poussant une sifflante haleine,
Accroupis sur les murs, les hommes du pays
Voyaient les feux guerriers s’allumer par la plaine
Et les chevaux d’Yémen tondre les verts maïs,
Une femme, à pas sourds glissant, voilée et belle,
Par les bazars déserts et les noirs escaliers
Et les portes de cèdre ouvertes devant elle,
S’en allait dans la plaine au camp des cavaliers.
Une esclave, portant le vin et les olives,
Noire, au nez un anneau, la suivait en riant
Vers la tente où pendaient des crânes aux solives,
Près des yatagans nus d’acier souple et brillant.
Là, sur une peau fauve et de blanc étoilée,
Croisant les jambes, grave et seul, et de sa main
Lissant sa barbe courte, odorante et bouclée,
L’émir songeait : « Allah I hâtons notre chemin. »
Mais la femme à travers les ténèbres venue
Devant la tente ouverte apparut dans la nuit,
S’étant fait vers l’émir une route inconnue.
Quand la femme nous vient, sait-on qui la conduit ?
Elle entra. Du nuage incertain de ses voiles
L’astre pur de son front se levait calme et blanc ;
Ses cheveux, comme un ciel, étaient semés d’étoiles,
Les gouttes froides des saphirs mouillaient son flanc ;
Ses pieds nus s’avançaient dans la lueur des bagues,
Les rubis à l’orteil dardaient leurs yeux ardents.
Et dans l’air enivré d’odeurs tièdes et vagues
Elle sourit avec de la lumière aux dents.
Et la voyant sourire à travers l’ombre noire,
L’émir se crut ravi dans le séjour divin,
Et joyeux il eut peur et frémit, prêt à boire
À cette bouche offerte un délicieux vin.
« Ô Beauté que l’Iran et la Nuit m’ont donnée,
Salut, dit-il ; et toi, Nuit de l’Irân, merci !
L’instant de ton regard vaut bien plus qu’une année,
Femme, car j’ai changé depuis que te voici.
« Autrefois, au-devant du sabre et de la lance,
Au front des cavaliers, dans le sang et les cris.
Sur ma noire jument j’avançais en silence,
Méditant les versets sur ma poitrine écrits.
« Quand, derrière mes pas, une ville naguère,
Brûlant comme un soleil qu’allumait ma vertu,
Faisait des croupes d’or à mes chevaux de guerre,
Je demandais quel nom cette ville avait eu.
« Mes yeux ne voyaient pas la beauté des captives,
Je ne regardais pas où je versais la mort,
Mon oreille était loin des nations plaintives,
Et j’étais seulement la Colère du Sort.
« Mais à l’heure où tes yeux jettent leurs puissants charmes,
Est-il encore un monde et des colères ? non !
Ô vierge, dont les bras sont plus beaux que des armes,
Me connais-tu ? Celui qui t’aime est mon seul nom.
« Voyant ton sein blanchir l’étoffe aux molles trames,
Dont la myrrhe a charmé les plis mystérieux,
Je pleure, ainsi que font les fils des jeunes femmes
Quand un songe mauvais entre dans leurs doux yeux.
« Mon âme, que je sens s’exhaler en tendresse,
Flotte comme une haleine autour de ta beauté :
Me voici devenu faible de ta faiblesse,
Et je puis être atteint dans ta fragilité.
« Ne me fais pas de mal, ô compagne étrangère !
À quoi bon me trahir ? je veux ce que tu veux,
Et mon esprit n’est plus qu’une essence légère
Qui se mêle en riant au nard de tes cheveux.
« Ne me fais pas de mal ! mon salut et ma perte
Sont deux enfants jumeaux couchés dans tes bras nus,
Et ma vie et ma mort sur ta lèvre entr’ouverte
Tiennent conseil. Pourquoi tes pieds sont-ils venus ?
« Dis-moi ton nom : qu’il soit plus doux à mon oreille
Que le bruit d’une source au fond des déserts blancs ! »
La vierge alors parla ; sa voix sonnait, pareille
Au vent frais du matin dans les rosiers tremblants :
« Dans les jardins d’Irân, parmi les tubéreuses,
Naguère on me nommait Homaï, l’oiseau clair ;
Mais je veux, étranger, de tes lèvres heureuses
Recevoir le seul nom qui me restera cher.
« Pourquoi je suis venue ? Et pourquoi les étoiles
Viennent-elles au ciel fidèlement le soir ? »
Elle mêla ces mots au frisson de ses voiles,
Et sur la toison fauve alla tout droit s’asseoir.
La ceinture, où des mots brillaient pleins de mystère,
Glissa comme un serpent blessé sur ses genoux.
L’émir dit : « Nous allons étouffer sur la terre :
Le monde des vivants est trop étroit pour nous.
« Au dos de mon cheval veux-tu que je te couche ?
Son galop vers la mer bercera ton sommeil,
Les vagues baiseront tes pieds, tes flancs, ta bouche,
Et je te porterai dans le lit du soleil ! »
Homâï, dans ses bras immobile et sereine,
Laissait son clair regard se refléter en noir
Dans le sabre pendu contre un pilier d’ébène :
Elle se contemplait au fond de ce miroir.
Puis, en se renversant, sa tête inerte et belle
Entraîna son regard qui flotta mollement.
Vers l’heure où le nopal fleurit, l’émir près d’elle
S’endormit dans la joie et dans l’apaisement.
Le sabre nu brillait dans l’ombre vague et terne.
Sur son coude pensif se dressant à demi,
Comme un enfant se penche au bord d’une citerne,
La femme se pencha sur l’émir endormi.
Son sommeil comparable à des eaux paresseuses,
Pleines d’îles de fleurs, coulait heureux et lent.
Homâï, de la voix chantante des berceuses,
Dit, en rendant plus doux son regard indolent :
« Je voudrais n’être pas près de toi pour ta perte,
Mais tout vouloir est vain : je t’aime, et tu mourras.
Un Esprit est en moi ; mon âme assiste inerte
À tout ce que l’Esprit accomplit par mon bras.
« Un soir que je croisais les bras sur ma terrasse,
Les Mages m’ont parlé : « Qu’Ormuzd soit obéi.
« Ormuzd a mis en toi le salut de ta race. »
Hélas ! j’ai, ce soir-là, cessé d’être Homâï.
« Car ils m’ont fait rester, six jours, sans nourriture,
Dans un lieu souterrain, à la façon des morts.
C’est là que j’ai perdu mon humaine nature,
Et qu’un Esprit subtil est entré dans mon corps.
« Puis ils m’ont dit : « Revêts d’une étoffe éclatante
« Ta chair purifiée et qui dompta l’effroi,
« Ô vierge, et va frapper l’ennemi dans sa tente. »
Ils m’ont dit, et mes pieds sont allés jusqu’à toi.
« J’ai goûté l’herbe en fleur dont la vertu savante
Nous ravit loin du corps dans un monde divin ;
C’est pourquoi désormais l’ennui d’être vivante,
Comme un champ de pavots, remplira tout mon sein.
« Quand ma main aura fait ce que l’Esprit ordonne,
Je la contemplerai sans haine et sans regrets :
Je sais que vivre est vain, et que la mort est bonne,
Qu’elle a des charmes doux et de profonds secrets. »
Elle dit, souleva du doigt le bras tranquille
Qui s’était replié tiède et brun sur son flanc ;
Souple, elle en dégagea sans bruit sa taille habile
Et sur le tapis sourd assura son pied blanc ;
Et, chaude encor du lit, dans sa robe froissée,
Lente, elle s’approcha du pilier de bois noir,
Et saisit la poignée éclatante et glacée
Du sabre dont l’acier lui servit de miroir.
Elle dit : « Astres clairs, qui contemplez ma face,
Nuit, qui suspends la vie et ses œuvres mauvais,
Je ferai devant vous ce qu’il faut que je fasse,
Et vous connaîtrez seuls les raisons que j’avais. »
Elle embrassa l’émir d’un regard calme et tendre,
Éleva lentement le sabre, sans effort,
Et dans le cou, que l’homme avait pris soin de tendre,
Plongea, les yeux fermés, le tranchant et la mort.
L’esclave alors saisit cette tête aux chairs mates
Que la femme venait de baiser longuement,
La mit dans une coupe avec des aromates,
Et murmura d’orgueil et de contentement.
In IDYLLES ET LÉGENDES
Juin 1870
Poème posté le 20/09/23
par Rickways