La forêt des filles-fleurs
par Alexandre de BERNAY
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Cette nuit-là, l'armée s'est logée dans la forêt,
sans autre logis que la ramée.
Les jeunes filles n'hésitent pas longtemps :
chacune choisit un soldat sans se cacher
et loin de lui défendre d'accomplir son désir,
l'encourage à maintes reprises.
Le jeunes gens vigoureux n'attendent que cela :
ils ont quitté depuis longtemps leur pays
et n'ont pu amuner leur femme ou leur amie.
Toute la nuit ils ont mené joyeuse vie
jusqu'au lever du jour et du matin clair.
Dès qu'ils ont faim, ils trouvent le repas préparé
pour quarante mille hommes.
Ils demandent l'eau, qu'on leur apporte.
Ils vont à la margelle de l fontaine, qui est percée par endroits et sculptée finement par un art magique,
pour recevoir l'eau par l'ouverture.
Ils étendent les nappes sur l'herbe, dans la rosée.
Tous les mets du monde leur sont apportés,
assaisonnés pour chacun selon son goût.
Après le repas, on se divertit das le pré :
qu'on veuille toutes sortes de fruits ou un précieuse épice,
on peut l'avoir à son gré sns contrdit.
L'armée a séjourné trois jours dans la forêt.
Le quatrième jour, elle s'en est retournée.
Aexandre regarde sous la cépée
d'un c aroubier vermeil aux larges feuilles
finement décorées d'oiseaux d'or.
Il voit une belle jeune fille aux fraîches couleurs,
ainsi façonnée par les soins de la nature.
On n'avait jamais vu lus belle femme :
sa peau était plus blanche et tendre que la neige.
Il est séduit par la beauté de son visage,
où le vermeil se marie au bland.
Quand le roi l'aperçoit et la contemple,
il déclare à ses hommes : « Il me vient une idée.
Si l'on pouvait sortir cette femme de sa forêt
et la rmener au pays,
elle mériterait d'être couronnée reine ! »
Sire Clin, fils de Caduit, l'assied sur une mue
et se prépare à l'emmener selon le désir du roi.
Mais la jeune file, épouvantée,
s'évanouit de peur quatre fois de suite.
Elle regarde Alexandre et implore sa pitié :
« Ne me tue pas, noble roi, seigneur plein d'honneur !
Si je franchis la forêt d'un seul pas,
si je dépasse l'ombre d'un de ses arbres,
je mourrai aussitôt, telle est ma destinée. »
Alexandre la voit plus belle qu'une fée,
le teint pâli par les larmes.
Plein de pitié,
Il la fait mettre à terre, la recommande à Dieu.
Elle s'agenouille sur le sol, la tête inclinée.
Tout heureuse d'être délivrée,
elle s'empresse de regagner la forêt.
Puis avec ses compagnes elle décide
d'accompagner l'armée en szcret
aussi loin que s'étend l'ombre des arbres.
Emerveillé de sa beauté, les soldats
voulaient revenir sur leurs pas. Quand le roi apprend
que ses hommes étaient retournés dans le bois,
il jure sur sa tête
que si l'un y demeure à distance d'un demi-trait d'arbalète,
il périra dans les flammes.
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Alexandre appelle les viellards et les conjure,
au nom du dieu qui fit toutes les créatures,
de lui répondre : « Par quelle merveileuse aventure
ces femmes vivent-elles dans le bois ? est-ce une loi ? un jugement ?
D'où viennent-elles ? et leurs vêtements ? et qui leur donne assez de victuailles
pour nourrir toute mon armée ?
Ont-elles commis un crime envers les dieux ?
Où ont-elles trouvé leur jeunesse éternelle ?
Je n'ai vu nulle sépulture dans la forêt ! »
Les viellards lui révèlent la nature des fepmes de la forêt.
« A l'entrée de l'hiver, pour résister au froid,
elles entret toutes en terre et se métamorphosent.
Et quand l'été revient, avec le beau temps,
elles renaissenyt sous forme de de fleurs blanches selon leur usage.
A l'intérieur de la fleur, elles ont figure humaine,
et la fleur au dehors leur sert de vêtement,
si bien taillé aux mesures de chacue
qu'on a bsoin ni de ciseaux ni de coutures ;
et chaque vêtement tombe jusqu'à terre.
Tout ce que désire les femmes de la forêt,
il leur suffit de le souhaiter au matin
pour l'avoir le soir avant la nuit. »
Alexandre répond : « Leur sort est enviable ;
Jamais nul n'a connu pareille aventure. »
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En la forest s'est l'ost cele nuit ostelee,
Il n'ont autres osteus mais chascuns sa ramee.
Les puceles n'i firent plus longe demoree,
Chascune prist le sien sans nule recelee.
Qui sa volonté vaut ne li fu pas veee,
Ains lor fu bien par eles sovent amonestee.
Cil legier bacheler qui tant l'ont desirree,
Qui pieç'a sont issu hors de la lor contree,
Chascuns n'i ot sa feme ne s'amie amenee,
Trestoute icele nuit ont grant joie menee
Tant que biaus fu li jors, clere la matinee.
Qant il vaurent mengier, la viande ont trovee,
A quarante mil homes la truevent conreee ;
Il demanderent l'eaue si lor fu aprestee.
Il vont a la margele, qui par lieus iert trouee
Et iert par artimaire molt menu tresgetee
Et reçoit le conduit qui vient par la baee.
Puis estendent les napes sor l'erbe a la rousee,
Sous ciel n'en a devise la ne soit a portee,
Chascuns a son talent la trueve asavoree.
Après mengier se vont deporter en la pree ;
Qui vaut fruit de maniere ne chiere erbe loëe
Assés en pot avoir sans chose dev(e)ee.
En la forest s'est l'ost si trois jors sejornee,
Tant que ce vint au quart, qu'elle s'en est tornee.
Alixandres regarde desous une cepee
D'un vermeil cherubin qui ot la fuelle lee
Et iert a oisiaus d'or menüement ouvree.
Ue pucele vit, bele et encolree
Ainsi come nature l'avoit enfaçonee.
Onques plus bele feme ne fu de mere nee,
Le char ot blanche et tenre comme noif sor gelee ;
La biauté de son vis durement li agree,
Car la rougor estoit aveuc la blanche mellee.
Qant li rois l'ot choisie et tres bien avisee,
Lors a dit a ses homes : « Une chose ai pensee :
Qui ceste feme avroit de cest convers getee
Tant que il la tenist en la soie contree
Bien en devroit on faire roïne coronee. »
Dans Clin, li fieus Caduit, l'a sor un mul montee,
Ainsi com au roi plot ja l'en eüst portee.
Cele s'en voit porter, molt est espoëntee,
De la paor qu'ele ot quatre fois s'est pasmee,
Et regarde Alixandre, merci li a crïee :
« Gentieus rois , ni m'oci, franche chose honoree,
Car se g'iere plain pié de la forets getee,
Qu'eüsse une des ombres seulement trespassee,
Sempres seroie morte, tels est ma destinee. »
Alixanfre l'esgarde, plus iert bele que fee,
Por ce qu'elle ot plouré ot la color müee.
Merveileuse pité l'en est au cuer entree,
A terre la fist metre, a Dieu l'a commandee.
Cele s'agenolla, à terre s'est clinee,
Molt demaine grant joie qant se vit delivree,
En la forest arriere s'en est tost retornee.
Puis ont une parole entr'eles porparlee,
Que l'ost convoieront belement a celee
Tant com l'ombre du bos porra avoir duree.
Cil de l'ost se mervellent, qui l'orent esgardee,
Torner vaurent arriere, quant au roi fu contee
Noveles que sa gent iert el bos retornee,
Mais li roi Alixandres a sa teste juree
Que si nus i remaint demie arbalestee,
Q'il le fera ardoir en fornaise embrasee.
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Alixandres apele les viellars ses conjure
Par cel dieu qui forma tretoute creature
Si lor a demandé : « Par com faite aventure
Sont en cel bos ces femes ? Est-ce lois ou droiture ?
Dont vienent et que vestent ? Qui lor livre pasture,
Qant a trestoute m'ost ont trové fornesture ?
Font en eles as dieus nisune forfaiture ?
Ou ont eles trové jovent qui tant lor dure,
Qant je n'i ai trové tombe ne sepulture ? »
Cil li ont respondu, qui sorent lor nature :
« A l'entree d'yver encontre la froidure
Entrent toutes en terre et müent lor faiture,
Et qant estés revient et li biaus tans s'espure,
En guise de flors blanches vienent a lor droiture.
Celes qui dedens naissent s'ont des cors la figure
Et la flors de dehors si est lor vesteüre,
Et sont si bien taillies, chascune a sa mesure,
Que ja ni avra force ne cisel ne costure,
Et chascuns vestemens tresqu'a la terre dure.
Ainsi comme as puceles de cest bos vient a cure,
Ja ne vaudront au main icele creature
Q'eles n'aient au soir, ains que nuit soit oscure. »
Et respont Alixandres : « Bone est lor tenüre ;
Ainc mais a nule gent n'avint tele aventure. »
Extrait de "Le Roman d'Alexandre" - BRANCHE III – La forêt des filles-fleurs
Traduction : Laurence Harf-Lancner
Ed. : Lettres Gothiques – Livre de poche – Librairie Générale Française - 1994
Poème posté le 20/11/23
par Jim