La mort de Sigurd
par Charles Marie René LECONTE DE LISLE
Le Roi Sigurd est mort. Un lourd tissu de laine
Couvre, du crâne aux pieds, le Germain au poil blond.
Son beau corps sur la dalle est couché, roide et long ;
Son sang ruisselle, tiède, et la salle en est pleine.
Quatre femmes sont là, quatre épouses de chefs ;
La Franke Gudruna, l'inconsolable veuve,
Et la reine des Huns, errant loin de son fleuve,
Et celle des Norrains, hardis monteurs de nefs.
Assises contre terre, aux abords du cadavre,
Tandis que toutes trois sanglotent, le front bas,
La Burgonde Brunhild, seule, ne gémit pas,
Et contemple, l'œil sec, l'angoisse qui les navre.
Herborga, sur son dos jetant ses cheveux bruns,
S'écrie à haute voix : - Ta peine est grande, certes,
Ô femme ! mais il est de plus amères pertes ;
J'ai subi plus de maux chez les cavaliers Huns.
Hélas ! n'ai-je point vu les torches et les glaives ?
Mes frères égorgés, rougissant nos vallons
De leurs membres liés aux crins des étalons,
Et leurs crânes pendus à l'arçon des Suèves ?
Moi-même, un chef m'a prise, et j'ai, durant six ans,
Sous sa tente de peaux nettoyé sa chaussure.
Vois ! n'ai-je point gardé l'immonde flétrissure
Du fouet de l'esclavage et des liens cuisants ?
Herborga s'étant tue, Ullranda dit : - Ô Reines,
Que votre mal, auprès de mes maux, est léger !
Ne dormirai-je point sous un sol étranger,
Exilée à jamais de nos plages Norraines ?
N'ai-je point vu mes fils, ivres des hautes mers,
Tendre la voile pleine au souffle âpre des brises ?
Ils ne reviendront plus baiser mes tresses grises :
Mes enfants sont couchés dans les limons amers !
Ô femmes ! aujourd'hui que je suis vieille et seule,
Que l'angoisse a brisé mon cœur, courbé mon dos,
Je ne verrai jamais la moelle de mes os,
Mes petits-fils sourire à leur mourante aïeule !
Elle se tait. Brunhild se penche, et soulevant
Le drap laineux sous qui dort le roi des framées,
Montre le mâle sein, les boucles* enflammées,
Tout l'homme, fier et beau, comme il l'était vivant.
Elle livre aux regards de la veuve royale
Les dix routes par où l'esprit a pris son vol,
Les dix fentes de pourpre ouvertes sous le col,
Qu'au héros endormi fit la mort déloyale.
Gudruna pousse trois véhémentes clameurs :
- Sigurd ! Sigurd ! Sigurd est mort ! Ah ! malheureuse !
Que ne puis-je remplir la fosse qu'on lui creuse !
Sigurd a rendu l'âme, et voici que je meurs !
Quand vierge, jeune et belle, à lui, beau, jeune et brave,
Le col, le sein, parés d'argent neuf et d'or fin,
Je fus donnée, ô ciel ! ce fut un jour sans fin,
Et je dis en mon cœur : Fortune, je te brave !
Femmes ! c'était hier! et c'est hier aussi
Que j'ai vu revenir le bon cheval de guerre :
La fange maculait son poil luisant naguère,
De larges pleurs tombaient de son œil obscurci.
D'où viens-tu, bon cheval ? Parle ! qui te ramène ?
Qu'as-tu fait de ton maître ? - Et lui, ployant les reins,
Se coucha, balayant la terre de ses crins,
Dans un hennissement de douleur presque humaine.
- Va ! suis l'aigle à ses cris, le corbeau croassant,
Reine, me dit Hagen, le Frank au cœur farouche ;
Le roi Sigurd t'attend sur sa dernière couche,
Et les loups altérés boivent son rouge sang.
Maudit ! maudit le Frank aux paroles mortelles !
Ah ! si je vis, à moi la chair du meurtrier...
Mais pour vous, à quoi bon tant gémir et crier ?
Vos misères, au prix des miennes, que sont-elles ?
Or, Brunhild brusquement se lève et dit : - Assez
C'est assez larmoyer, ô bavardes corneilles !
Si je laissais hurler le sanglot de mes veilles,
Que deviendraient les cris que vous avez poussés ?
Écoute, Gudruna. Mes paroles sont vraies.
J'aimais le roi Sigurd ; ce fut toi qu'il aima.
L'inextinguible haine en mon cœur s'alluma ;
Je n'ai pu la noyer au sang de ces dix plaies.
Elle me brûle encore autant qu'au premier jour.
Mais Sigurd eût gémi sur l'épouse égorgée...
Voilà ce que j'ai fait. C'est mieux. Je suis vengée !
Pleure, veille, languis, et blasphème à ton tour !
La Burgonde saisit sous sa robe une lame,
Écarte avec fureur les trois femmes sans voix,
Et, dans son large sein se la plongeant dix fois,
En travers, sur le Frank, tombe roide, et rend l'âme.
Poèmes barbares - 1878 - Editeur Lemerre
* "Boucles", parfois on trouve dans certaines éditions le mot "bouches"
Poème posté le 27/08/24
par Jim