Nineteen hundred and nineteen
par William Butler YEATS
I
Many ingenious lovely things are gone
That seemed sheer miracle to the multitude,
Protected from the circle of the moon
That pitches common things about. There stood
Amid the ornamental bronze and stone
An ancient image made of olive wood —
And gone are Phidias' famous ivories
And all the golden grasshoppers and bees.
We too had many pretty toys when young;
A law indifferent to blame or praise,
To bribe or threat; habits that made old wrong
Melt down, as it were wax in the sun's rays;
Public opinion ripening for so long
We thought it would outlive all future days.
O what fine thought we had because we thought
That the worst rogues and rascals had died out.
All teeth were drawn, all ancient tricks unlearned,
And a great army but a showy thing;
What matter that no cannon had been turned
Into a ploughshare? Parliament and king
Thought that unless a little powder burned
The trumpeters might burst with trumpeting
And yet it lack all glory; and perchance
The guardsmen's drowsy chargers would not prance.
Now days are dragon-ridden, the nightmare
Rides upon sleep: a drunken soldiery
Can leave the mother, murdered at her door,
To crawl in her own blood, and go scot-free;
The night can sweat with terror as before
We pieced our thoughts into philosophy,
And planned to bring the world under a rule,
Who are but weasels fighting in a hole.
He who can read the signs nor sink unmanned
Into the half-deceit of some intoxicant
From shallow wits; who knows no work can stand,
Whether health, wealth or peace of mind were spent
On master-work of intellect or hand,
No honour leave its mighty monument,
Has but one comfort left: all triumph would
But break upon his ghostly solitude.
But is there any comfort to be found?
Man is in love and loves what vanishes,
What more is there to say? That country round
None dared admit, if such a thought were his,
Incendiary or bigot could be found
To burn that stump on the Acropolis,
Or break in bits the famous ivories
Or traffic in the grasshoppers or bees.
II
When Loie Fuller's Chinese dancers enwound
A shining web, a floating ribbon of cloth,
It seemed that a dragon of air
Had fallen among dancers, had whirled them round
Or hurried them off on its own furious path;
So the Platonic Year
Whirls out new right and wrong,
Whirls in the old instead;
All men are dancers and their tread
Goes to the barbarous clangour of a gong.
III
Some moralist or mythological poet
Compares the solitary soul to a swan;
I am satisfied with that,
Satisfied if a troubled mirror show it,
Before that brief gleam of its life be gone,
An image of its state;
The wings half spread for flight,
The breast thrust out in pride
Whether to play, or to ride
Those winds that clamour of approaching night.
A man in his own secret meditation
Is lost amid the labyrinth that he has made
In art or politics;
Some platonist affirms that in the station
Where we should cast off body and trade
The ancient habit sticks,
And that if our works could
But vanish with our breath
That were a lucky death,
For triumph can but mar our solitude.
The swan has leaped into the desolate heaven:
That image can bring wildness, bring a rage
To end all things, to end
What my laborious life imagined, even
The half-imagined, the half-written page;
O but we dreamed to mend
Whatever mischief seemed
To afflict mankind, but now
That winds of winter blow
Learn that we were crack-pated when we dreamed.
IV
We, who seven yeats ago
Talked of honour and of truth,
Shriek with pleasure if we show
The weasel's twist, the weasel's tooth.
V
Come let us mock at the great
That had such burdens on the mind
And toiled so hard and late
To leave some monument behind,
Nor thought of the levelling wind.
Come let us mock at the wise;
With all those calendars whereon
They fixed old aching eyes,
They never saw how seasons run,
And now but gape at the sun.
Come let us mock at the good
That fancied goodness might be gay,
And sick of solitude
Might proclaim a holiday:
Wind shrieked — and where are they?
Mock mockers after that
That would not lift a hand maybe
To help good, wise or great
To bar that foul storm out, for we
Traffic in mockery.
VI
Violence upon the roads: violence of horses;
Some few have handsome riders, are garlanded
On delicate sensitive ear or tossing mane,
But wearied running round and round in their courses
All break and vanish, and evil gathers head:
Herodias' daughters have returned again,
A sudden blast of dusty wind and after
Thunder of feet, tumult of images,
Their purpose in the labyrinth of the wind;
And should some crazy hand dare touch a daughter
All turn with amorous cries, or angry cries,
According to the wind, for all are blind.
But now wind drops, dust settles; thereupon
There lurches past, his great eyes without thought
Under the shadow of stupid straw-pale locks,
That insolent fiend Robert Artisson
To whom the love-lorn Lady Kyteler brought
Bronzed peacock feathers, red combs of her cocks.
Traduction Yves Bonnefoy
MILLE NEUF CENT DIX-NEUF
I
Que d'inventions superbes ne sont plus
Qui semblaient pur miracle à Ia multitude
Et à l'abri de l'influx de la lune
Qui ballotte toutes les choses ! II y avait
Dans ce décor de pierres et de bronze
Une statue très vieille, d'olivier … Et disparus
Pareillement, les ivoires illustres
De Phidias, et toutes les abeilles et les sauterelles d'or.
Et nous aussi nous en avons eu
Beaucoup, de ces superbes jouets quand nous étions jeunes.
La loi s'était fermée au blâme, à l'éloge,
A Ia corruption, aux menaces. Nos habitudes
Faisaient se dissiper Ia vieille injustice
Comme Ia cire aux rayons du soleil.
Et puisque la conscience avait mûri
Depuis si longtemps maintenant, nous ne doutions pas
Que cela durerait plus que tout futur concevable.
Ah, que de belles pensées! Nous imaginions
Que les chacals et les hyènes étaient tous morts.
Tous les crocs, arrachés! Tous les sales tours d'autrefois
Désappris, et l'armée bonne seulement pour Ia parade!
Qu'importait si aucun canon n'était devenu encore
Le soc d'une charrue! Le Parlement, le Roi
Pensaient que si on ne brûle pas un peu de poudre
La trompette allait exploser en trompétant
Et sans la moindre gloire. Et peut-être même
Les coursiers somnolents des gardes ne caracoleraient pas.
Or, maintenant, les jours
Sont infestés de dragons; le cauchemar
Chevauche le sommeil; des soldats ivres
Peuvent laisser la mère sur sa porte
Se traîner dans son sang, assassinée,
Et s'en tirer sans dommage; la nuit
Peut suer de terreur comme du temps
Où nous ne cousions pas nos pensées encore
En systèmes, en lois pour mener le monde:
Nous qui ne sommes que des fouines s'entredéchirant dans un trou.
Ah, qui peut lire les signes sans s'abîmer
Découragé dans le demi-mensonge de ces drogues
Que préparent les esprits creux; qui a compris
Qu'aucune œuvre ne durera, quelles que furent
La santé que l'on dépensa, la sérénité, la richesse
Aux chefs d’œuvre de l'art ou de l'intellect,
Et que l'honneur non plus ne laisse de trace
De ses plus hautes tours, celui-là n'aura
Qu'un réconfort: le triomphe n'aurait
Que saccagé sa morne solitude.
Mais y a-t-il jamais rien qui réconforte?
L'homme s’éprend, et c'est de ce qui passe,
Est-il rien d'autre à dire? Dans ce pays
Qui eût osé admettre, l'eût-il pensé,
Qu'un bigot ou un incendiaire, cela se trouve
Pour brûler cette souche sur l' Acropole
Ou fracasser les célèbres ivoires
Ou trafiquer de ces sauterelles, de ces abeilles?
II
Quand les danseurs chinois de Loie Fuller
Déployaient leur ruban de gaze comme
Une écharpe flottante d’étincelles,
Il semblait qu'un dragon d'air impalpable
Fût tombé parmi les danseurs et les soulevât,
Les faisant tournoyer, les jetant loin
Des grands remous de sa route furieuse.
Ainsi l' Année Platonique
Chasse de ses remous le bien et le mal présents
Et y fait refluer ceux d'autrefois.
Tous les hommes, tous, des danseurs, dont le pas se règle
Sur le fracas du gong le plus barbare.
III
Un moraliste, un poète du temps des mythes,
Compare l'âme solitaire à un cygne.
Cela me plaît,
Je suis content si un miroir trouble lui montre
Avant que ne s'éteigne sa lueur brève
Cette image de sa grandeur : les ailes
à demi déployées pour le proche envol,
Et le sein en avant, gonflé d'orgueil,
Que ce soit pour s'ébattre ou pour enfourcher
Ces vents qui clament la nuit qui monte.
L'homme qui a sa propre méditation
Est perdu, dans le labyrinthe qu'il a bâti
En art, en politique ;
Un Platoniste affirme qu'à ce niveau
Où l'on devrait lâcher le corps, et tout,
Les vieilles habitudes collent à l'âme.
Si seulement, dit-il, nos œuvres pouvaient
Passer avec notre souffle,
Ce serait une heureuse mort
Car le triomphe gâte la solitude.
Le cygne s'est élancé dans le ciel désert,
Cette image peut rendre fou, exciter la rage
D'en finir avec tout cela, d'en finir
Avec ce que rêva ma vie laborieuse, avec même
La page mi-rêvée et mi-écrite.
Ah, nous qui rêvions d'amender
Tous les maux et nuisances qui affligent
L'humanité, nous avons appris, maintenant
Que soufflent les vents d'hiver,
Que nous n'étions que des têtes fêlées quand nous rêvions.
IV
Nous qui, il y a sept ans, ne parlions
Que de vérité et d'honneur,
Nous glapissons de joie dès que nous pouvons
Bondir ou mordre comme la fouine.
V
Allons, moquons-nous de ces grands
Qui prirent sur eux tant de tâches
Et peinèrent si dur, si tard
Pour laisser bâti derrière eux
Quelque monument, sans penser
à ces vents qui nivellent tout.
Allons, moquons-nous de ces sages
Et de tous ces calendriers
Sur lesquels ils fixaient leurs yeux
Qui vieillissaient, faisaient mal.
Ils ne surent jamais le monde,
Ils béent au soleil, maintenant.
Allons, moquons-nous de ces braves
Gens qui s'étaient figuré
Que le bien peut être joyeux,
Et malades de solitude
Allaient proclamant la fête.
Le vent siffla, - où sont-ils ?
Et moquons-nous des moqueurs
Qui ne lèveraient pas un doigt
Pour aider les bons et les sages
Et les grands et garder dehors
Cette affreuse tempête. On vit
De se moquer, n'est-ce pas ?
VI
Violence sur les routes : violence de chevaux.
Quelques-uns ont pourtant de beaux cavaliers
Et des guirlandes de fleurs entre les oreilles
Hypersensibles, ou dans leur crinière qui flotte.
Mais lassés de tourbillonner de toutes parts,
Les voici disparus, et le mal rassemble ses forces.
Les filles d'Hérodias sont de retour,
C'est un vent qui se lève dans la poussière,
Puis l'orage des pieds qui dansent, puis ce tumulte d'images
Qui est leur but dans le labyrinthe du vent.
Et quelque fou en toucherait-il une,
Toutes se récrieraient, d'amour, de colère
Au gré du vent, car toutes sont aveugles.
Mais le vent s'abat, maintenant, la poussière retombe,
Et passe en titubant, ses grands yeux vides
Dans l'ombre de ses stupides boucles blond paille,
Cet insolent démon, Robert Artisson,
Que Lady Kyteler, folle d'amour, comblait
De plumes de paon vieux bronze, de crêtes rouges de coqs.
Loie Fuller (1862 – 1928): danseuse moderne américaine qui inventa la danse avec des voiles.
Robert Artisson : (…) Dame Alice s’adonnait de plus en plus profondément à l’art de la démonologie. Son démon préféré était Robin, fils d'Artisson, qui était aussi son amant.
Lady Alice Kyteler (1263 – 1325?) : première femme accusée de sorcellerie en Irlande, à Kilkenny. Condamnée, elle fuit vers l'Angleterre avec les enfants de sa suivante Pétronilla de Meath, laquelle est torturée et condamnée au bûcher, en 1324
Quarante-cinq poèmes - NRF/Oésie/Gallimard - 1993
Poème posté le 04/11/24
par Jim