Accueil
Livre et CD / Un cendrier de trop
Un cendrier de trop
Anne Andrée-Roche (Ann)


Type d'ouvrage: Roman

Nombre de page: 418

Prix: 18

Date d'édition: Janvier 2019






Présentation


Quand Anne Andrée-Roche arrive à Grenade-sur-l’Adour dans les Landes avec son compagnon Tofka, ils n’ont pas un rond en poche. Il travaillera comme saisonnier, elle se lancera comme écrivain public, un défi qui lui apportera expérience et satisfaction.
Depuis le décès de Tofka survenu en juin 2018 après des mois de lutte contre la maladie, Anne décide de consacrer son activité à la rédaction exclusive de plusieurs projets personnels délaissés dans ses tiroirs. Un cendrier de trop est le témoignage, fruit de notes prises pendant les dix derniers jours de Tofka, boulimique de la vie, fasciné par la mort, excessif en tout. La triple alliance du tabagisme, de l’alcoolisme et de la malbouffe aura eu raison de cet homme de cœur.

Un cendrier de trop, histoire d’un deuil annoncé, n’est pas une leçon sur le tabac et l’alcool, il fait simplement référence à une anecdote décisive dans la relation fusionnelle et conflictuelle que vivent Anne et son mari. C’est avant tout une histoire d’amour qui sombre dans le sordide d’incontournables disputes nées d’un cerveau perturbé. Et pourtant leur couple résiste. Un cendrier de trop est le parcours d’un combattant affaibli dans son esprit autant que dans son corps. Mais il est aussi le journal de l’accompagnant impuissant et molesté autant par son compagnon que par les instances médicales.




Extrait

Ordinairement, d'aussi loin dont je me souvienne, à peine allongée, je m'endors d'un sommeil profond. Mais en ce début d'été 2018, le sommeil m'avait fuie quand je quittai Grenade, me dérobant bêtement à ma peine. Pour chasser la tristesse de cette motte de terre glaise, je l’avais fleurie. Mais mon esprit n'y était pas, son âme s'était envolée. Je n'avais plus rien à espérer en restant plantée là dans ce cimetière. Je devais me rendre à l’évidence que je devais céder la place à ces plantes qui bientôt, s’épanouiraient en blanc et violet. C’était ailleurs que je devais concrétiser l’ambition que Fernand avait nourri pour moi et que j’avais négligée durant sa maladie. Je lui devais de vivre et de travailler un talent dans lequel je n’y vois encore que vagues exercices plaisants. J'avais hâte de troquer une partie de ma pensée restée près de la fosse contre une retraite apaisante que je me persuadais de trouver dans la bâtisse du Mesnil-Conteville en Picardie.
Chaque rue de la bastide de Grenade-sur-l’Adour jusqu'à ses impasses fréquentées par les seules mauvaises herbes, chaque borne enfouie même sous la ronce, me rappelaient comme une épine noire blessant ma mémoire à vif, une anecdote que nous avions vécue ensemble. Je me mis à haïr tous les petits hommes au crin blanc qui déambulaient à ma vue comme autant de provocations à mes souvenirs.
J'avais voulu fuir la ville où il m'avait amenée des années plus tôt pour la maison familiale campée dans une solitude pesante. Je me retournais longtemps dans mon lit, cherchant en vain, la chaleur d'une nuit croustillante de rêves. Dans la journée, je flottais. Littéralement, je flottais entre notre monde dérisoire et un inconsistant qui ne me séduisait pas. C'est une sensation bizarre que cette sensation.
Les fourmis piquetaient mes membres. Je n'éprouvais ni peine absolue, ni joie intense. J’étais là sans en être complètement certaine.
Fernand n'est pas loin, il est nulle part mais, par moment long comme un éclair, il apparaît dans une bouclette de ma serviette de bain, un nuage qui passe quand je lève le nez de ma copie. D'une lueur fugitive, un dessin fait de pelures d'oignon, une ombre dans un arbre, une salissure sur le mur, mon imagination capte une présence fictive dont les sensations sont aussi vraies que celles d'une incontestable existence. Sans être bien, je n’étais pas mal. Un mois, dix jours, quatre heures et des poussières de minutes, après que Fernand ait déposé les armes, je m'endormis enfin, presque comme si rien ne s'était passé. Il faisait encore nuit que je sentis sa présence s'asseoir sur mon lit. Il entama ainsi la conversation :
– Enfin, tu te réveilles. On ne peut pas dire que mon départ perturbe son sommeil ! Au moins deux heures que je reste à te veiller ! Tu ne changes rien à tes habitudes, tu dors les fenêtres grandes ouvertes aux courants d'air.
– Tu m'en fais bien toi, un courant d'air ! lui répondis-je dans mon sommeil.
– C'est bien pratique, je plane comme le vent maintenant. Je serais bien venu plus tôt mais je me suis égaré, tu sais au giratoire d’Orléans, j’ai provoqué une tornade de poussière en faisant trois fois le tour du rond-point. Et j’ai pris tout droit. Il fallait que je prenne la deuxième à droite.
-- C’est bien toi, ça ! Même à Beaulieu à la sortie du bourg de Grenade, tu faisais trois fois le tour comme un chien qui cherche sa place pour pisser ! Pourtant Beaulieu, enfin, hein, je lui avais suffisamment photographié ses haies et tout le reste. Eh bien non, même celui-là, on en faisait régulièrement le tour. Plus d'un mois pour me rejoindre ! Un mois ! Tu as fait la buissonnière des devoirs conjugaux, voilà ! Ça ne sera pas une première que tu ailles baguenauder avec tes potes sans donner de nouvelles à ta femme ! le rouspétai-je.
– Ça fait quinze jours tout juste que tu es arrivée ici, rectifia-t-il.
– Comment tu sais ? lui demandai-je intriguée.
– Je sais tout de partout en même temps. Rien ne m’échappe plus, m’expliqua-t-il tout fier.
– De mari jaloux, te voilà espion de mes faits et gestes ! lui fis-je.
– Je te fais confiance, commença-t-il.
– Mais tu me surveilles, fis-je pour finir sa phrase.
– Je m’intéresse à ta vie, rectifia-t-il.
– En fait, la mort ne t’a pas beaucoup changé, conclus-je.
– Si quand même, regarde-moi ! fit-il.
– Je ne te vois pas, avouai-je.
– C’est le changement ! fit-il content d’avoir raison sur un point.
– Je ne peux donc rien te cacher ? l’interrogeai-je.
– Pourquoi tu aurais de bonnes raisons de me dissimuler quelques choses ? fit-il me renvoyant la balle.
– Non ! répondis-je.
– On fait comme avant, tu es libre, continua-t-il. Je t'avoue que j'ai d'abord réfléchi avant de m’imposer ici. J'avais juré que je ne remettrai jamais les pieds au Mesnil...
– C'est pourquoi tu ne les as pas apportés avec toi ! lui fis-je remarquer.
– Apportés quoi ? fit-il.
– Ben tes pieds ! T’as le cerveau lent ! lui répondis-je.
– Il faut te suivre ! soupira-t-il. Je craignais que tu me flanques dehors encore une fois !
– Maintenant, tu rentres, tu sors selon ta volonté, je présume ! J'ajoutai tout bas : « Et puis, je ne suis plus fâchée ! »
– Il faut encore que je m'adapte, ce n'est pas si simple, je ne maîtrise pas encore le vol vaporeux ! Et puis, tu ne peux te poser qu’aux endroits où tu allais de ton vivant !
– Si je suis bien tes explications. Pour me débarrasser de toi, c'est une simple supposition ! Il faudrait que j'aille dans un coin où tu n'as jamais fourré ton nez ?
– C'est l'idée ! Je pourrais savoir ce que tu fais mais je ne pourrais pas m'accrocher en toi comme je le fais en ce moment. De toute manière, je ne pourrais qu'obéir à tes décisions, me fit-il.
– C'est formidable, ça me donnerait des idées, lui fis-je pensive.
– Tu n'abuserais pas de la situation quand même ? s’inquiéta-t-il.
– Non ! Et puis ça ne change rien, j’ai toujours fait comme j’ai voulu ! Mais j'y pense : qu'est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ! lui demandai-je.
– J'ai fait le mort ! ria-t-il.
– Ton humour est toujours aussi décapant ! constatai-je.
– J'ai retrouvé quelques bonnes copines, tu sais les trois sœurs, Patricia,... commença-t-il.
– Ça va, je connais l'histoire de la maison du bon-heur ! le coupai-je.
– Et puis, je me suis fait la belle ! fit-il scrutant ma réaction.
– Quoi ! Tu te fous de moi ! Tu viens me réveiller en pleine nuit pour venir m'avouer que tu me trompes avec une fantôme de ta connaissance ? fis-je m’asseyant.
– Ann, tu n'y es pas ! continua-t-il.
– Il manquerait plus que je tienne la chandelle ! fis- je, emportée par ma colère.
– Ne crains rien ! Ici, les amours platoniques sont les seules autorisées ! fit-il, se voulant rassurant.
– Tu me prends pour une truffe ! Je dois donc juste ta fidélité, au règlement intérieur du bon dieu ! Les amours platoniques, ce sont les pires, elles résistent au temps, hurlai-je sur ma poussière de mari.
– Je rêve ou tu me fais une scène ? fit-il tout content de son effet.
– Qu'est-ce que tu vas chercher ! Jalouse, moi ? Jamais de la vie ! fis-je en balançant mon oreiller contre l’armoire.
– Arrête avec ce mot, il me remue les tripes, me dit-il dans une ombre grise de tristesse.
– Quel mot ? demandai-je.
– Vie… souffla-t-il.
– Qu'est-ce que tu me racontes ? Tu voyages léger désormais ! lui rétorquai-je.
– C'est une expression pour dire que ça me tord les boyaux de penser que j'en ai plus... Je te disais que .je me suis fait la belle parce que la mère m'a reconnu, me fit-il.
– La mère des filles mais aux dernières nouvelles, elle est encore vivante, remarquai-je.
– La mère, la mienne, ta belle-mère, la Fanfan ! Elle s'est mise à me courser en hurlant : « Ah, mon fils ! ». Tu parles d'un cauchemar ! Tu aurais fait quoi à ma place ? me demanda-t-il.
– En fait, c'est comme ça que tu t'es dit : « Mais c'est vrai ! Cette charogne n'est jamais venue chez la Ann. Ce sera une bonne planque ! », lui fis-je pour éluder sa question.
– Je te rappelle que mes parents quand ils sont arrivés à Marseille en 1962, on nous avait parqués à Paris pour nous expédier à Beauvais, me fit-il.
– M’enfin pas jusque sur le plateau picard ! précisai- je, poursuivant mon idée sur l’interaction des morts avec les vivants : « Comment se fait-il qu’elle ne soit jamais venue me tirer les pieds, alors ? »
– Elle n’est jamais venue, là où nous habitions quand elle est morte et puis, tu n’es pas très réceptive, ajouta-t-il tout en continuant : « Je suis venu simplement pour te consoler. Et puis pour moi, ce n'est pas facile non plus. Je dois me faire à mon nouvel état gazeux. »
– Tu n'as plus jamais un pet de travers ! Ça gaze pour toi donc ! m’amusai-je.
– Je m'étais bien habitué à ta présence et à ton sale caractère, se justifia-t-il.
– Pour les déclarations d’amour, toujours aussi doué ! lui fis-je remarquer.
– Mais je n’ai plus besoin de te déclamer mes sentiments puisque tu es ma femme ! fit-il dans son innocence toute masculine.
– Charmant ! Puisque je suis encore ton officielle, ne fais pas de folies avec ton corps ! lui rappelai-je.
– Mon enveloppe ! Je l'ai laissée dans le trou comme un vieux costume rétréci, me rappela-t-il.
– Ne joue pas sur les mots, je te prie ! répondis-je.
– Il faut voir les choses en face BB, nos rapports ont changé ! Tu me trouverais un bon gars comme remplaçant que je bénirais l'union ! avoua-t-il.
– Mais tu es vraiment un grand malade, mon pauvre Fernand ! fis-je.
– Et j'en suis mort, ce n'est pas la peine de me le rappeler, reprit-il.
J'étendis la main pour saisir l'instant précieux mais il avait filé à l'anglaise. Je n'avais plus qu'à me lever pour venir vous conter ce songe remplissant un peu le vide qui me noue souvent la gorge.



.