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Auteurs Messages

Jim
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Messages : 3903


Posté à 18h38 le 22 Aug 20

L'homme en songeant descend au gouffre universel.
J’errais près du dolmen qui domine Rozel,
À l’endroit où le cap se prolonge en presqu’île.
Le spectre m’attendait ; l’être sombre et tranquille
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,
M’emporta sur le haut du rocher, et me dit :

*

Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;
Que, de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute ;
Que tout a conscience en la création ;
Et l’oreille pourrait avoir sa vision,
Car les choses et l’être ont un grand dialogue.
Tout parle, l’air qui passe et l’alcyon qui vogue,
Le brin d’herbe, la fleur, le germe, l’élément.
T’imaginais-tu donc l’univers autrement ?
Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,
Aurait fait à jamais sonner la forêt sombre,
L’orage, le torrent roulant de noirs limons,
Le rocher dans les flots, la bête dans les monts,
La mouche, le buisson, la ronce où croît la mûre,
Et qu’il n’aurait rien mis dans l’éternel murmure ?
Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres des bois,
S’ils n’avaient rien à dire, élèveraient la voix ?
Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ?
Crois-tu que l’océan, qui se gonfle et qui lutte,
Serait content d’ouvrir sa gueule jour et nuit
Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,
Et qu’il voudrait rugir, sous l’ouragan qui vole,
Si son rugissement n’était une parole ?
Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuit vêtu,
Ne soit rien qu’un silence ? et te figures-tu
Que la création profonde, qui compose
Sa rumeur des frissons du lys et de la rose,
De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu,
Ne sait ce qu’elle dit quand elle parle à Dieu ?
Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langue épaissie ?
Crois-tu que la nature énorme balbutie,
Et que Dieu se serait, dans son immensité,
Donné pour tout plaisir, pendant l’éternité,
D’entendre bégayer une sourde-muette ?
Non, l’abîme est un prêtre et l’ombre est un poëte ;
Non, tout est une voix et tout est un parfum ;
Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un ;
Une pensée emplit le tumulte superbe.
Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le verbe.
Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ;
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle ? Écoute bien. C’est que vents, ondes, flammes
Arbres, roseaux, rochers, tout vit !

Tout est plein d’âmes.

Mais comment ? Oh ! voilà le mystère inouï.
Puisque tu ne t’es pas en route évanoui,
Causons.

*

Dieu n’a créé que l’être impondérable.

Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait ; sans quoi, sur la même hauteur,
La créature étant égale au créateur,
Cette perfection, dans l’infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, à force de clarté,
En lui serait rentrée et n’aurait pas été.
La création sainte où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.

Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit le mal.

L’être créé, paré du rayon baptismal,
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire ;
Tout était chant, encens, flamme, éblouissement ;
L’être errait, aile d’or, dans un rayon charmant,
Et de tous les parfums tour à tour était l’hôte ;
Tout nageait, tout volait.

Or, la première faute
Fut le premier poids.

Dieu sentit une douleur.
Le poids prit une forme, et, comme l’oiseleur
Fuit emportant l’oiseau qui frissonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l’ange éperdu dans sa chute.
Le mal était fait. Puis, tout alla s’aggravant ;
Et l’éther devint l’air, et l’air devint le vent ;
L’ange devint l’esprit, et l’esprit devint l’homme.
L’âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l’arbre, et même, au-dessous d’eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.
Être vils qu’à regret les anges énumèrent !
Et de tous ces amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.
Le mal, c’est la matière. Arbre noir, fatal fruit.

*

Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ?
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui liée à tes pas comme un spectre vivant,
Va tantôt en arrière et tantôt en avant,
Qui se mêle à la nuit, sa grande sœur funeste,
Et qui contre le jour, noire et dure, proteste,
D’où vient-elle ? De toi, de ta chair, du limon
Dont l’esprit se revêt en devenant démon ;
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière ;
De ta matière, hélas ! de ton iniquité.
Cette ombre dit : — Je suis l’être d’infirmité ;
Je suis tombé déjà ; je puis tomber encore. —
L’ange laisse passer à travers lui l’aurore ;
Nul simulacre obscur ne suit l’être aromal ;
Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait le mal.

*

Maintenant, c’est ici le rocher fatidique,
Et je vais t’expliquer tout ce que je t’indique ;
Je vais t’emplir les yeux de nuit et de lueurs.
Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs.
Le vent d’en haut sur moi passe, et, ce qu’il m’arrache,
Je te le jette ; prends, et vois.

Et, d’abord, sache
Que le monde où tu vis est un monde effrayant
Devant qui le songeur, sous l’infini ployant,
Lève les bras au ciel et recule terrible.
Ton soleil est lugubre et ta terre est horrible.
Vous habitez le seuil du monde châtiment.
Mais vous n’êtes pas hors de Dieu complétement ;
Dieu, soleil dans l’azur, dans la cendre étincelle,
N’est hors de rien, étant la fin universelle ;
L’éclair est son regard, autant que le rayon ;
Et tout, même le mal, est la création,
Car le dedans du masque est encor la figure.
— Ô sombre aile invisible à l’immense envergure !
Esprit ! esprit ! esprit ! m’écriai-je éperdu.
Le spectre poursuivit sans m’avoir entendu :

*

Faisons un pas de plus dans ces choses profondes.

Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tu fondes,
Et tu dis : — Je suis seul, car je suis le penseur.
L’univers n’a que moi dans sa morne épaisseur.
En deçà, c’est la nuit ; au-delà, c’est le rêve.
L’idéal est un œil que la science crève.
C’est moi qui suis la fin et qui suis le sommet. —
Voyons ; observes-tu le bœuf qui se soumet ?
Écoutes-tu le bruit de ton pas sur les marbres ?
Interroges-tu l’onde ? et, quand tu vois des arbres,
Parles-tu quelquefois à ces religieux ?
Comme sur le versant d’un mont prodigieux,
Vaste mêlée aux bruits confus, du fond de l’ombre,
Tu vois monter à toi la création sombre.
Le rocher est plus loin, l’animal est plus près.
Comme le faîte altier et vivant, tu parais !
Mais, dis, crois-tu que l’être illogique nous trompe ?
L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle se rompe ?
Crois-tu, toi dont les sens d’en haut sont éclairés,
Que la création qui, lente et par degrés,
S’élève à la lumière, et, dans sa marche entière,
Fait de plus de clarté luire moins de matière
Et mêle plus d’instincts au monstre décroissant,
Crois-tu que cette vie énorme, remplissant
De souffles le feuillage et de lueurs la tête,
Qui va du roc à l’arbre et de l’arbre à la bête,
Et de la pierre à toi monte insensiblement,
S’arrête sur l’abîme à l’homme, escarpement ?
Non, elle continue, invincible, admirable,
Entre dans l’invisible et dans l’impondérable,
Y disparaît pour toi, chair vile, emplit l’azur
D’un monde éblouissant, miroir du monde obscur,
D’êtres voisins de l’homme et d’autres qui s’éloignent,
D’esprits purs, de voyants dont les splendeurs témoignent,
D’anges faits de rayons comme l’homme d’instincts ;
Elle plonge à travers les cieux jamais atteints,
Sublime ascension d’échelles étoilées,
Des démons enchaînés monte aux âmes ailées,
Fait toucher le front sombre au radieux orteil,
Rattache l’astre esprit à l’archange soleil,
Relie, en traversant des millions de lieues,
Les groupes constellés et les légions bleues,
Peuple le haut, le bas, les bords et le milieu,
Et dans les profondeurs s’évanouit en Dieu !

Cette échelle apparaît vaguement dans la vie
Et dans la mort. Toujours les justes l’ont gravie :
Jacob en la voyant, et Caton sans la voir.
Ses échelons sont deuil, sagesse, exil, devoir.

Et cette échelle vient de plus loin que la terre.
Sache qu’elle commence aux mondes du mystère,
Aux mondes des terreurs et des perditions ;
Et qu’elle vient, parmi les pâles visions,
Du précipice où sont les larves et les crimes,
Où la création, effrayant les abîmes,
Se prolonge dans l’ombre en spectre indéfini.
Car, au-dessous du globe où vit l’homme banni,
Hommes, plus bas que vous, dans le nadir livide,
Dans cette plénitude horrible qu’on croit vide,
Le mal, qui par la chair, hélas ! vous asservit,
Dégorge une vapeur monstrueuse qui vit !
Là sombre et s’engloutit, dans des flots de désastres,
L’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres ;
Là, tout flotte et s’en va dans un naufrage obscur ;
Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur,
De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ;
Et l’on voit tout au fond, quand l’œil ose y descendre,
Au delà de la vie, et du souffle et du bruit,
Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit !

(...)


Entendre : Lien internet



Ce message a été édité - le 22-08-2020 à 18:51 par Jim


Mahea
Membre
Messages : 905


Posté à 19h01 le 22 Aug 20

Captivant! Lumineux!
A relire... A écouter.

Un peu trop de Dieu à mon goût Sourire



Ce message a été édité - le 22-08-2020 à 19:16 par Mahea


Lau
Membre
Messages : 1887


Posté à 19h24 le 22 Aug 20

Ça me plaisait jusqu'à "Dieu"
Donc pas très loin

Quelle hystérie !


Jim
Membre
Messages : 3903


Posté à 21h12 le 22 Aug 20

Voyez-vous, Mahea et Lau, étant athée, Dieu ne me dérange pas. J'admets que 95 % de l'humanité ait confiance en lui, comme l'enfant en son papa lequel sait tant de choses qu'il ignore. Papa, faute d'expliquer (tu comprendras quand tu seras grand !), rassure et protège. Alors, au XIXème, en France ou ailleurs, les tentatives de comprendre le monde résultent de la même démarche archaïque et actuelle : projeter du connu sur de l'inconnu, autrement dit de soi, individu et groupe auquel on appartient, sur l'extérieur, et les différentes formes de religion apparaissent, des plus primitives aux plus abstraites. Noter que toute religion n'est pas théiste, telle le bouddhisme. On peut être religieux et athée, puisque religion signifie "action de relier les choses", c.à.d.: comprendre le monde. Le religieux fait preuve d'intelligence, mot qui signifie presque la même choses à savoir "lier entre". Je n'en veux nullement à Hugo d'exprimer et son angoisse et le type de solution qu'il retient, non pas avec hystérie, mais avec force, flamme, souffle et style. Certes, il ne me convainc pas plus que n'importe quel guignol contemporain adepte de rhétorique (c'est à nouveau dans l'air du temps, plutôt que la logique et l'expérimentation...) mais diantre ! que c'est bien fait ! Alors, je lui accorde son Dieu, comme à d'autres Manitou, Yahweh, Allah, Baal ou Amon-Râ, il faudra encore du temps pour se débarrasser de cette famille nombreuse, sans qu'éclosent sectes et gourous, ou politicards de basse veine, face au vide laissé. Concluons par un paradoxe (apparent, comme tous le sont): un athée intelligent est religieux.


Mahea
Membre
Messages : 905


Posté à 23h53 le 22 Aug 20

En ce qui me concerne j'ai relevé le captivant et lumineux dans ce que ce texte a, comme tu l'exprimes : « de force, flamme, souffle et style », et je ne saurais mieux dire.
Mais le fait que « ce Dieu redondant » en soit l'épicentre autour duquel gravitent ces contemplations, vampirise ma lecture. Après je relirais sans doute pour les flexions qu'apporte ce met pantagruélique ; et je comprends et entends la consistance de tes explications, en lieu même du XIXème siècle pour Hugo, qui a entre autres, perdu enfants... Il faut bien que l'espoir s'accroche... Et que la peine s'éponge... La parole d'un Dieu est une image, une image est une icône, ça lie, ça relie effectivement, et même ça formate.
Je n'ai juste pas ce modèle de béquille en boutique et je suis perplexe de penser que 95 % de l'humanité ait confiance en lui quand j'ouvre les yeux sur le monde...
Je pense avoir de l'empathie et beaucoup de tolérance, pour écouter, apprendre, partager, aimer nos différences, mais j'exècre l'enferment, dont on dépend le plus souvent malgré tout ; alors j'essaie déjà de croire en moi et d'avoir la dignité et le respect d'un "sacerdoce". Quel paradoxe !




Ce message a été édité - le 22-08-2020 à 23:56 par Mahea


Lau
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Messages : 1887


Posté à 11h02 le 23 Aug 20


Je vois, Jim...
95 % ? J'étais resté sur 84 %* (des chiffres de 2010, dans le Monde des religions) de croyants dans le monde (dans les trois monothéistes + les autres). Remarque si l'on associe le communisme à une religion (même système pyramidal) avec la Chine, oui, on doit approcher ce nombre.

* Lien internet





Ce message a été édité - le 23-08-2020 à 11:03 par Lau


Vie
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Messages : 738


Posté à 11h14 le 23 Aug 20

ENCORE!!!!
Sourire clindoeil Mdr


Hoho
Membre
Messages : 396


Posté à 19h17 le 23 Aug 20

Pour ma part, ce n'est pas la prépondérance du divin dans l'oeuvre d'Hugo qui me gène le plus. Même si son panthéisme invraisemblable ne me plaît pas du tout, il n'y a que très peu de ses pièces qui me touchent réellement. Ses vers me paraissent le plus souvent fatigués par la rime suivie, je lui trouve une mollesse dans l'écriture qui doit être alimentée par sa renommée poétique que je vois comme exagérée. Je retiens néanmoins, certains fragments(Crépuscule, Demain dès l'aube, certains passages de fonction du poète ou encore A ma fille"), mais pas son oeuvre lyrique (uniquement poétique, au théâtre et au roman c'est autre chose).

Toutefois, ta lecture Jim est bien réalisée et je te sais gré de tes interventions culturelles sur le forum, que je lis toujours avec appétit.

Salut



Ce message a été édité - le 23-08-2020 à 19:17 par Hoho

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