Signaler un contenu inaproprié.

Page : 1

Vous devez être connecté ou demander l'accès au forum pour répondre à ce message.

Auteurs Messages

Miouz
Membre
Messages : 342


Posté à 15h06 le 19 Mar 23

Benoît naquit dans une famille de besogneux. Du plus grand au plus petit, c'est-à-dire du père au cadet en passant par la mère et toute la marmaille, chacun était dur à la tâche.
Le père, cantonnier, cassait des cailloux le jour. La nuit, il ne cassait pas des briques d'après sa femme, mais cela ne nous regarde pas. La mère, puisque l'on parle d'elle, brodait des bonnets de nuit à offrir aux pères pour la fête des pères, précisément. Son carnet de commande était plein d'une année sur l'autre. Il faut dire que tous les hommes du village s'esquintaient au boulot, qui dans les champs, qui dans les fermes ou aux Chemins de Fer. Chacun de ces travailleurs se coiffait avec reconnaissance de son bonnet, preuve indubitable de l'amour que lui portait sa femme. Et les transports s'arrêtaient là, hormis quelques moments d'égarement qui se soldaient toujours par un marmot de plus.. Sinon, la tête au chaud, l'époux ne tardait pas à ronfler comme un stentor.
Les enfants, suivant leur âge et leur sexe, cueillaient les fruits de saison, astiquaient la maison, louaient leurs services à droite et à gauche.

Seul Benoît ne faisait rien. Un peu rêveur, un peu poète, il répondait aux réprimandes par sa phrase favorite :
— C'est tout un art, de ne rien faire. Je voudrais vous y voir !

Effectivement, dans cette famille, nul ne l'aurait pu, agité sans cesse d'une compulsive danse de Saint Guy
Ne faisant jamais rien, Benoît ne s'était jamais exercé à rien et la seule chose qu'il récoltait, c'était le mépris des autres.

Le père excédé, ne voyant en lui qu'un profiteur qui dormait et mangeait sur le dos des autres, le pria d'aller se faire voir ailleurs et l'invita à éplucher les petites annonces pour trouver boulot et logement au plus vite.
Benoît quitta donc la maison sans se retourner. Il se doutait bien que personne ne perdrait une minute à le voir disparaître au bout du chemin.
Sans un sou en poche non plus.

Or il se trouve qu'à peine débarqué dans la ville voisine qu'il avait rejointe à pied, il fut abordé par deux beautés qui l'interpellèrent.

— Où vas-tu, mon chou ? Tu sembles perdu dit l'une.
— Si tu veux, tu peux passer la nuit chez nous ! ajouta l'autre.

Il ne se le fit pas dire deux fois, et dans les jours suivants, il fut traité comme un coq en pâte. Cela dura plusieurs mois.Il ne s'en plaignait pas. Une chose l’intriguait tout de même, c'est leur accent. N'étant jamais sorti de chez lui, il pensa que c'était l'accent des gens de cette ville et il n'y fit plus attention. Les sœurs s'occupaient tellement de lui qu'il n'avait pas à sortir. Ainsi ne rencontra-t-il personne. L'idée d'une séquestration l'effleura, mais comme il ne subissait aucun sévice; et que d'autre part on n'attendait rien de lui, pas le moindre effort, il faut bien avouer que la situation lui convenait à merveille.

Un jour, on mit entre ses mains une revue illustrée de photos de belles filles habitant apparemment un pays lointain dont il n'avait même jamais entendu le nom. Ces jolies filles cherchaient à se faire épouser. Aucun critère n'était requis. Petit, grand, bien fait, mal foutu, pauvre, riche, intelligent, stupide, chacun avait sa chance.

— Cela ne te plairait pas d'épouser une nana aussi belle ? Choisis, prends ton temps. Puis nous te la ferons rencontrer.

Il détailla les physionomies en détail et se prit tellement au jeu que les draps s'en souviennent. Enfin, une fille sortit du lot. Ses deux amies lui expliquèrent qu'il fallait apprendre quelques bonnes manières,entre autres quelques phrases sésame pour ouvrir les cœurs, et surtout se nipper autrement. Au terme du programme, on le jugea apte à tenter sa chance, et un avion les emmena tous les trois dans un pays où la chapka était de rigueur. D'autant qu'on l'avait envoyé chez un coiffeur qui lui avait ratiboisé la chevelure. Il en arrivait, la nuit, à envier les bonnets de nuit brodés par sa mère.

A peine arrivés, ils s'engouffrèrent dans un local sordide chichement éclairé d'une lueur rouge tremblotante. La moleskine de la banquette lui glaça les fesses. La table sur laquelle il s'était accoudé était plus gluante que le fond d'une friteuse. Un rideau rouge s'ouvrit pour l'entrée triomphale d'une femme en qui il ne reconnut pas celle qui l'avait fait rêver. Grande et sèche, le sourire chevalin... Elle l'effraya et il agita la main comme s'il eût voulu repousser une nuée d'insectes diaboliques.
Les sœurs convinrent qu'il y avait eu un petit souci au niveau du casting. mais une deuxième personne se tenait prête et n'allait pas tarder à se présenter. En effet, une toute jeune fille avança. Elle avait sur la tête un échafaudage impressionnant de tresses blondes formant un diadème. Mais elle paraissait si effarouchée qu'elle trébuchait en rougissant. Elle lança à Benoît un de ces regards éplorés qu'il avait vu chez certaines bêtes qu'on emmène à l'abattoir. Et puis de toute façon, ce n'était pas celle dont il avait la photo dans sa poche.

La nuit étant tombée, il fut question de se loger. Ses amies le firent entrer dans un bâtiment glacial. Des portes fermées donnaient sur un grand couloir verdâtre. Un homme en blanc vint les accueillir et sans faire de longs discours poussa Benoît dans un réduit sommairement meublé d'un lit en fer recouvert d'une méchante couverture, et d'une chaise. Tout le monde s'éclipsa le laissant seul.
Benoît ne put trouver le sommeil. Il sortit de sa poche la feuille arrachée du magazine, avec la photo de la fille de rêve.
Sous la photo, une légende :

— Venez voir les beaux partis qui s'offrent à vous. Venez ! Vous n'en reviendrez pas.

Et effectivement, il n'en revint pas.
Son cœur bat dans une autre poitrine. Ses poumons ventilent l'air dans une autre encore.
Tout, des yeux au rectum, tout fut recyclé ailleurs.


Pierrelamy
Membre
Messages : 1904


Posté à 15h43 le 19 Mar 23

Le destin de Benoît nous tient en haleine jusqu'à la chute. De toute beauté. Du moins pour les heureux bénéficiaires.
Sourire
Coucou Coucou Coucou


Miouz
Membre
Messages : 342


Posté à 18h37 le 20 Mar 23

Merci Pierre !
Salut


Kerdrel
Membre
Messages : 1597


Posté à 19h29 le 22 Mar 23

la fin est inattendue et tombe tel un couperet pauvre Benoit qui comme st Thomas ne croit que ce qu'il voit... j'ai appris le mot de "moleskine" super récit bien mené

Salut


Miouz
Membre
Messages : 342


Posté à 16h32 le 26 Mar 23

Merci Kerdrel !

Salut


Marcek
Membre
Messages : 5106


Posté à 21h46 le 26 Mar 23

Une histoire haletante qui nous navre pour le pauvre Benoit et nous laisse pantois !
Beau talent de conteuse, Miouz !


Jim
Membre
Messages : 3903


Posté à 23h09 le 26 Mar 23

Je m'attendais à une histoire d'ogre, mais pas à sa remastérisation... Voilà qui met en appétit ! Coucou Sourire


Andreas
Membre
Messages : 203


Posté à 17h36 le 27 Mar 23

Narration parfaite. Fin des plus inattendues, en effet. Bravo !
Ces choses-là se font, ici ou là dans le monde, mais avec des « donneurs » morts, dit-on. Heureusement que ces derniers s’en contrebalancent.
Coucou Coucou


Mahea
Membre
Messages : 905


Posté à 19h36 le 27 Mar 23

Le don de soi réserve bien des surprises. Un grand écart entre le conte de fée et la réalité !

Inattendue, une vraie chute comme une descente tout shuss en enfer;

Bravo Coucou Coucou


Rose612
Membre
Messages : 21


Posté à 16h59 le 29 Mar 23

quelle chute ! je ne m'attendais pas à ça ! superbe !
heureux


Miouz
Membre
Messages : 342


Posté à 16h12 le 01 Apr 23

Je remercie chaleureusement les lecteurs qui se sont déplacés ici pour lire les mésaventures de Benoît.

Merci à Marcek pour avoir mis un coup de projecteur sur le texte.


Marcek
Membre
Messages : 5106


Posté à 00h02 le 02 Apr 23

Le tendre et pathétique Benoit au funeste destin méritait bien un hommage posthume !

Vous devez être connecté ou demander l'accès au forum pour répondre à ce message.

Page : 1